La tor­na­de de l’égli­se Saint-Fra­nçois de Sa­les

Data di pubblicazione
02-05-2024

Chaque matin à la première heure, Régis le contremaître, m’appelle pour me donner des nouvelles du chantier en cours.

Pourtant, je m’y rends trois à quatre fois par semaine, mais Régis il est comme ça: il prévient, prévoit, informe, liste et, entre deux, me demande si je vais bien.

Hier, une tornade a balayé le canton de manière éparse. Certains quartiers y ont échappé, d’autres non. L’église dont je mène le chantier — à bout touchant — se trouvait pile dans le corridor d’une rafale déferlant à 90km/h. Or, ce matin, je ne le sais pas encore.

Ce matin, Régis n’est pas le seul à tenter de me joindre. Acacio, Vitor, José, David, … une valse des appels sous le ciel enfin bleu de ce mois d’avril.

Sur le chemin en direction de l’atelier, je relève les messages d’alerte, rappelle les numéros manqués.

«Le clocheton de l’église s’est fissuré ! Il va tomber!»

Ma tête explose: le parc de jeux, les enfants, le chemin public longeant l’église… et, juché au sommet d’une tour haute de 45 mètres, un clocheton en pierre menace de s’effondrer. J’appelle les pompiers. Nous nous retrouvons sur place à peine un quart d’heure plus tard. De grands gaillards, impliqués et graves, à qui j’implore: «Doucement avec l’évacuation du bâtiment, il y a la messe… et des dames âgées!» Comme au cinéma, on se munit de popcorn avant la séance, les secouristes se préparent à vider l’église. Un vrai film d’action.

Pendant que les rayons du soleil font briller les façades restaurées, MétéoSuisse — oiseau de mauvaise augure — annonce une nouvelle tempête avant minuit. Les heures sont comptées et la boîte de popcorn se transforme en puits sans fond. Clôturer les chemins, évacuer l’immeuble attenant, calmer les passants, faire venir une grue, puis une deuxième, en urgence appeler Olivier, l’expert en pierre de taille, alors à l’autre bout de la Romandie, et les ingénieurs. Une trentaine d’êtres humains sont mobilisés sur place. Une séance de crise a lieu chaque heure. Dix d’entre nous sont assis religieusement dans le camion des pompiers pour discuter des stratégies de sauvetage. La messe se serait-elle déplacée ? En arrière-plan, les prêtres perplexes, presque vexés de ce signe du ciel, qui agite et excite les tailleurs de pierre courant d’un bout à l’autre de l’église encore en chantier. Puis, les journalistes en mal de faits divers débarquent.

La task force, dont je fais partie, annonce alors le projet de décapiter le clocheton avant l’arrivée de la prochaine tempête, sans quoi une deuxième secousse aura raison de lui. Dans ce chaos général, j’apprends que l’élément est composé d’une demi-sphère qui, semblerait-il, est scellée à huit piliers. Suspendu à la grue, Olivier s’est mué en super-héros. Il redescend et décrit : les chapiteaux des colonnes sont pour la plupart fendus, des dents sont cassées. Nous décidons de déposer en premier la demi-sphère, puis les colonnes, l’une après l’autre. Pour cela, le poids du clocheton doit être estimé. Pendant que l’ingénieur se retire pour se consacrer à des équations ésotériques, Acacio le tailleur de pierre nous gribouille un dessin et annonce rapidement: 8 tonnes! Quatre heures plus tard, le premier revient avec un 7.8 tonnes.

À minuit, sous un rideau de pluie, le clocheton est enfin déposé à terre. Trempées, exténuées, toutes les équipes sont soulagées. Je n’ai pas eu le temps de manger ni de me changer – comme personne ici d’ailleurs. L’intendant des pompiers s’approche discrètement et me demande: «En principe, je n’ai pas le droit de faire ça, mais… est-ce que je peux vous apporter du thé et une part de pizza?»

Abasourdie, j’accepte le thé qui s’offre à moi comme une grâce. 

Le lendemain, c’est le repli. On lève les clôtures, on se remercie et je ressens bizarrement un peu de nostalgie à la vue du spectacle déjà terminé. Les observant repartir, je pense à ces hommes qui ne se parlaient guère avant l’événement, unis dans l’urgence. Ces maçons, tailleurs de pierre, échafaudeurs, grutiers ont fait preuve d’une camaraderie solidaire quand mon rôle d’architecte s’est trouvé brusquement vulnérable, techniquement limité, à leur merci

La rénovation de l’église Saint-François de Sales est mon premier chantier à si grande échelle. L’accident du clocheton m’a appris à mon tour à faire confiance à l’homme de terrain. Dans l’urgence, les masques tombent et la nature sincère et engagée devient comme un ruisseau – elle retrouve son juste chemin.

Flora Buberle est architecte à Genève.

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