Dis-moi com­ment tu ex­ploi­tes ta fo­rêt, je te di­rai qui tu es

Notre pays, avec son modèle confédéral de gestion des forêts, fait figure d’irréductible Helvétie face à l’Europe et à sa mosaïque d’acteurs et d’intérêts. Mais en quoi sommes-nous différents de nos voisins? C’est que la Suisse jardine ses forêts, respectant l’adage: «il faut faire ce qu’il faut, où il faut, quand il faut».

Data di pubblicazione
18-07-2024

Avez-vous visionné le documentaire Ikea, le seigneur des forêts ? Il nous apprend que pour satisfaire ses client·es, la firme suédoise aurait besoin de près de 20 mio m3 de bois par an. L’entreprise au logo jaune et bleu, implantée dans 31 pays, propose des meubles si bon marché qu’il est difficile d’y résister. Chacun de nous possède au moins un modèle de ce mobilier à base de fibres de bois. Faut-il s’en inquiéter? Oui, si l’on en croit le reportage des journalistes d’investigation Xavier Deleu et Marianne Kerfriden qui ont creusé le sujet durant une année. Du fait de ses énormes besoins en bois pour son commerce, Ikea s’approvisionnerait principalement en Pologne (25%), la Suède ne fournissant que 7% de la matière ligneuse. Le modèle est si florissant – en Suisse, le chiffre d’affaires d’Ikea a connu une hausse de 10 % pour l’exercice 2022-2023 et dépasse les 1.28 mia de francs – qu’il était nécessaire d’assurer à l’interne l’approvisionnement en grumes. La firme serait donc propriétaire de dizaines de milliers d’hectares de forêt à travers le monde. Or, pour s’offrir une marge bénéficiaire avec des prix aussi bas, il faut immanquablement générer des économies, et cela se ferait aux dépens de considérations environnementales, dans des pays peu regardants.

Une sylviculture intensive en Suède

La Suède, où est né Ikea, est recouverte à 70 % de forêts. L’industrie du bois, qui ne pèse plus que 0.2 % dans le PIB du pays1, pratique la coupe rase, l’exploitation intensive sur presque tout le territoire et recourt aux pesticides. Dictée par la rentabilité économique, la monoculture s’est généralisée dans les années 1950. Les épicéas, les pins et les bouleaux ont ainsi remplacé au fil des ans la vingtaine d’espèces naturellement présentes, n’ayant pas ou très peu d’intérêt commercial. Les paysages forestiers sont devenus monotones par l’abus de plantations, bien souvent un alignement d’arbres jeunes, plus sensibles aux maladies que lorsqu’ils grandissent dans des forêts anciennes2. Ce modèle de gestion forestière3 a permis de générer des prix bas qui ont porté pendant des décennies l’économie suédoise. Or, depuis peu, des voix s’élèvent dans le pays pour dénoncer des pratiques qui fragilisent à grande échelle les écosystèmes et détruisent la biodiversité. Et quand l’Union européenne (UE) décide de lutter contre le réchauffement climatique, s’activant à améliorer l’effet puits de carbone de ses forêts, elle tourne ses regards vers la Suède qui possède 18 % de sa superficie forestière. Le débat est actuellement brûlant dans le pays. Pour certains, la coupe rase est une aberration climatique, pour d’autres, replanter plus d’arbres qu’il n’en est coupé est une bonne action pour la planète, un argument également repris par Ikea pour justifier ses déboisements.

L’Europe, en faveur des forêts anciennes et primaires

Pour l’UE, les forêts jouent un rôle crucial pour lutter contre le réchauffement climatique, puisqu’elles extraient et retiennent le carbone de l’atmosphère dans leurs feuilles, rameaux, troncs et dans l’humus du sol. Pour cette raison, l’UE adoptait en 2021 une stratégie visant à mieux protéger, à restaurer et à surveiller ses forêts, particulièrement lorsqu’elles étaient anciennes. Mais la tâche pour améliorer l’effet puits de carbone est immense, puisque 75 % de ses forêts sont constituées d’arbres du même âge4. L’efficience prônée ici en mantra a mené l’économie forestière vers plus de vulnérabilité. À la suite d’épisodes de tempêtes et de sécheresses, l’état sanitaire est tel aujourd’hui que les scolytes ravagent les plantations d’épicéas, une essence clé pour la construction. D’abord déclarée en Allemagne, l’épidémie s’est étendue en France, en Autriche, en Tchéquie, en Italie et en Suisse. Des stocks de bois sur pied sont abattus pour tenter de contenir la propagation de ces petits ravageurs. Or, les biologistes l’affirment depuis des années, la résilience passera par le respect des écosystèmes et une meilleure biodiversité.

La France se cabre face à l’ingérence européenne

Malgré les inquiétudes concernant la santé des forêts, la convoitise n’a jamais été aussi forte pour les acquérir. La compensation climatique d’activités émettrices de carbone pourrait être l’une des raisons de cet engouement. Certains acteurs, comme le grand groupe Axa, proclament déjà un fort engagement en faveur d’une gestion durable des forêts, avec pour preuve des investissements atteignant le milliard. Si la forêt avait été spoliée aux nobles et au clergé à la révolution, en France, les trois quarts de sa surface appartiennent aujourd’hui toujours à des propriétaires privés. Pourquoi s’y intéresser? Parce que la Fédération française des syndicats de propriétaires privés s’insurgeait contre une politique européenne inadaptée aux réalités de ses forêts, cherchant appui auprès de la Suède. Et parce qu’une loi française a récemment été adoptée pour punir d’une amende toute personne pénétrant illicitement sur une propriété forestière privée.

Le modèle helvétique

Au milieu de ces 27 pays européens et de leurs trop jeunes peuplements d’arbres trône la Confédération helvétique et sa sylviculture proche de la nature. Mais de quoi parle-t-on? Commençons par reprendre l’histoire à ses débuts. La loi forestière de la Confédération est née en 1874 d’une surexploitation des forêts de montagne ayant entraîné de l’érosion, des inondations et la mise en danger des villages. Elle impose à ces régions d’altitude un plan d’exploitation durable, interdit le défrichement et encourage le reboisement, en particulier pour ses forêts de protection. Dès 1897, la loi s’applique à toute la Suisse. À cette même période, la forêt communale de Couvet (NE), dans le Val-de-Travers, est exploitée par le jeune inspecteur Henri Biolley. Il y expérimente les prémices du jardin cultural, où l’intervention humaine est limitée et où la sylviculture soutient l’œuvre de la nature. Les forêts qu’il administre présentent des arbres de tout âge et de toute dimension, des essences variées et une grande biodiversité. La synergie entre économie et écologie, obtenue en maintenant les dynamiques des écosystèmes forestiers, est l’un de ses points forts. Vantée alors par plusieurs professeurs à l’École polytechnique de Zurich auprès de futurs ingénieurs forestiers, la méthode du contrôle5 mise en pratique par Biolley devient mondialement connue.

Forte concurrence pour le bois local

Pour autant, tout n’est pas rose et les exploitants forestiers suisses ne peuvent pas régater face à la concurrence étrangère. Si la commercialisation du bois ou de produits dérivés du bois provenant d’abattages illicites6 a été interdite en 2022 en Suisse, rien ne distinguerait un épicéa indigène (provenant par exemple d’une sylviculture mélangée à couvert continu) d’un épicéa exogène (issu d’une coupe rase). C’est pourquoi les propriétaires privés, 29% en Suisse, préféraient jusqu’à il y a peu laisser la matière sur pied, les prix fixés par le marché international étant trop bas pour couvrir les frais d’entretien. C’est donc près de 20% de la surface forestière qui n’a pas été entretenue depuis plus de 50 ans, principalement dans la région des Alpes et du sud des Alpes. Mais l’actualité semble modifier la donne. Dès 2021, une pression sur la demande mondiale a entraîné une hausse des prix, répercutée également en Suisse, menant à une augmentation de la production alimentant le marché en bois de grumes (sciage) et en bois-énergie. Ce dernier secteur, qui a accusé un quasi doublement de volume en 20 ans, emploie désormais plus du double de ressources par rapport au bois massif (et autres matériaux en bois), pour des prix quasi similaires. Selon l’OFS, 5.2 mio m3 de bois ont été récoltés en 2022. Ainsi, le débitage du bois rond dans les scieries était en progression depuis 2017, les résultats passant de 1085000 à 1 251 000 m3 en 2022, chiffre auquel il faut ajouter 335900 m3 de produits de sciage importés. Cependant, dès 2023 et à la suite de la crise de l’immobilier qui touche actuellement l’Europe, la livraison de produits de sciage était en berne et tirait à nouveau les prix vers le bas en Suisse.

Des peuplements sous pression

Et comme nous vivons une période complexe, les changements climatiques entraînent déjà une pression sur les peuplements qui devraient diminuer de volumes en basse altitude, les feuillus remplaçant peu à peu les résineux. La part de mortalité naturelle a donc grimpé en Suisse, tout comme l’exploitation forcée et préventive de la ressource bois. La comparaison des deux derniers inventaires forestiers, couvrant les périodes 2009-2017 et 2018-2022, montre que les longues périodes de sécheresse ont entraîné une mortalité naturelle plus forte, passant de 1.7 mio m3/an à 2.6 mio m3/an. La part des exploitations forcées a doublé, passant à 2 mio m3/an. En 2023, les pertes annuelles de l’épicéa étaient d’ailleurs supérieures de 0.5 mio m3 à son accroissement7, en contradiction subie plus que souhaitée des règles de durabilité.

Que retenir? La forêt remplit tant de services essentiels – biodiversité, puits de carbone, gestion de l’eau, protection contre les dangers naturels, énergie – et concentre tant d’enjeux et d’intérêts qu’une gestion collective préviendrait contre tout abus. Construire avec du bois local permet dès lors de mieux tracer la ressource et de s’assurer qu’elle est exploitée avec respect.

Notes

 

1. Chiffre de 2021 fourni par la Banque mondiale. Il était de 0.9 % en 1974.

 

2. Une forêt dite ancienne doit être âgée de 150 ans ou plus. Elle peut donc être constituée de forêt primaire, secondaire, mais aussi de forêt exploitée. La proportion de forêts anciennes dans la totalité des forêts d’un pays est un excellent indicateur de développement durable. Plus la proportion est élevée, plus l’exploitation forestière est soutenable. À l’inverse, une part de forêt ancienne très faible ou en forte décroissance est un indicateur typique d’une exploitation forestière trop intensive par rapport à sa capacité de régénérescence. D’après foretsanciennes.fr.

 

3. 63 % de la superficie des terres forestières productives en Suède étaient certifiées PEFC et/ou FSC en 2019, un chiffre en augmentation selon forestindustries.se. Des chiffres à mettre en perspective, sachant que le label FSC serait essentiellement financé par ceux qui en bénéficient, comme le souligne le documentaire Ikea, le seigneur des forêts.

 

4. Chiffres provenant du site de l’UE

 

5. La méthode du contrôle résumée en cinq points : 1. Le forestier travaille par parcelles entières et indépendantes les unes des autres. Il ne s’inquiète pas de l’unité de la forêt. 2. Il adopte une rotation courte de 5-10 ans. 3. La mesure de la production en volume se déduit des comparaisons d’inventaires périodiques. 4. La récolte par la coupe est égale à sa production si la forêt est normale. Elle est inférieure, ou supérieure, si le matériel sur pied est insuffisant ou excédentaire. 5. La recherche du matériel sur pied le plus avantageux se fait par expérience sur le peuplement lui-même : c’est là un point capital qui distingue la méthode du contrôle de toutes les autres. Jean Pardé, « La méthode du contrôle, d’hier à aujourd’hui », Revue forestière française, 1991, 43 (3), pp. 185-202

 

6. En 2013 déjà, le Règlement sur le bois de l’UE interdisait l’importation de bois coupé illégalement. L’UE vient d’adopter un règlement contre la déforestation et la dégradation des forêts à travers le monde. Il vise à interdire la mise sur le marché ou l’exportation depuis le marché européen de produits ayant contribué à la déforestation ou à la dégradation des forêts dès décembre 2024.

 

7. Tous les chiffres présentés proviennent de l’Annuaire La forêt et le bois 2023, OFEV, Berne 2023