Si les gla­ciers pou­va­ient chan­ter: en­tre­tien avec Lo­ret­te Coen

Des glaciers s’en vont, des prairies naissent. Jusqu’à l’automne 2024 se tient une vaste exposition décentralisée d’envergure nationale. Lorette Coen, l’une des trois responsables de ce projet culturel hors-norme, décrit une sorte d’hommage artistique collectif pour saluer les glaciers qui s’en vont. Et accepter ce changement. 

Data di pubblicazione
22-07-2024
Lorette Coen
essayiste, ancienne journaliste et membre de lʹassociation Aux arts les glaciers!

TRACÉS: Comment est née la démarche et pourquoi s’intéresser au glacier du Rhône?

Lorette Coen: La Furka –littéralement «la fourche»– est le lieu où l’on pouvait jadis toucher le glacier de la main. L’Hôtel Furkablick a été préservé grâce à son acquisition par le galeriste neuchâtelois Marc Hostettler et transformé en résidence d’artistes. Il a été un lieu d’expérimentations artistiques contemporaines de haut vol pendant les années 1980-1990. La résidence a été réanimée en 2019 par l’Institut Furkablick et l’artiste et plasticienne Carmen Perrin y a résidé trois mois. Elle s’est littéralement immergée dans le lieu, s’intéressant aux personnes qui le traversent : alpinistes, voyageurs, bergers conduisant leurs troupeaux… mais aussi les automobilistes du monde entier qui rejouent la fameuse scène de Goldfinger (1964), ce qui explique pourquoi on retrouve des pneus jusque dans le lac glaciaire.

Le phénomène choquant, qui a le plus frappé Carmen Perrin est l’exploitation touristique du glacier par un particulier, qui déploie de grandes bâches à sa surface – et qui finissent parfois dans ce lac. Nous avons beaucoup discuté de la manière de poursuivre le travail de Carmen dans le prolongement de sa résidence, mais aussi d’aborder la question de l’exploitation économique du glacier.

En quoi consiste cette exploitation exactement? 

S’appuyant sur l’usage, l’héritier d’une lignée qui exploite le site depuis plusieurs générations, fait payer 9 francs la visite du glacier, à partir d’une grotte qu’il restaure ou creuse chaque année, sans base légale. L’État du Valais en a pris conscience et un procès est en cours. Ce personnage installe également de grandes bâches sensées ralentir la fonte des glaces, une mesure qui n’a de l’effet qu’en surface, certainement pas sur la cause du phénomène. Cette histoire est très emblématique de la manière dont les grands bouleversements actuels sont gérés. Ces dernières semaines, nous avons pu observer les fluctuations intenses du bassin versant et ses répercussions; des phénomènes qui ne vont pas diminuer avec le temps, puisqu’ils sont la conséquence du réchauffement global, comme la fonte des glaciers. Mais au lieu de privilégier une réflexion à long terme permettant au Rhône de s’écouler, le Conseil d’État valaisan défend des solutions à court terme. Comment est-il possible que l’on jette à la poubelle des années de travail sur la 3e correction du fleuve sous prétexte de répondre à l’urgence? 

Qu’est-ce qui est exposé aujourd’hui sur le glacier du Rhône?

Le cœur du projet Regarder le glacier s’en aller se situe à Gletsch (VS), dans l’imposant grand hôtel Glacier du Rhône, une ancienne auberge transformée au 19e siècle par la dynastie hôtelière Seiler, actuellement en cours de réfection. Dans la salle à manger aménagée en salle d’exposition, Carmen Perrin expose son enquête, son émotion, ainsi que son réalisme face à la situation actuelle. Sur une table de 20m incrustée de cinq moniteurs, on découvre les images qu’elle a produites depuis sa résidence, ainsi que les pages imprimées du journal qu’elle a tenu tout au long des cinq années qu’a duré son investigation. Elle a, par exemple, suivi de près l’expédition d’un groupe de recherche en physico-chimie environnementale de l’Université de Genève et des plongeurs de l’organisation d’Odysseus 3.1 qui ont prélevé de l’eau au fond du lac glaciaire pour l’étudier, une opération très difficile sur les plans techniques, mais aussi administratifs. Au mur, sur un autre moniteur, Jean-Baptiste Bosson, glaciologue engagé, explique le phénomène de la fonte des glaciers et son influence sur le cycle de l’eau et sur le climat. Le journal de Carmen est mis à la disposition des visiteurs qui peuvent l’emporter.

L’exposition, pluridisciplinaire, réunit également des architectes et des ingénieurs.

Sur un mur de l’hôtel, Georges Descombes a réalisé un dessin, un grand geste qui résume le site et le projet qu’il a imaginé pour lui, avec l’ingénieur grison Jürg Conzett. L’architecte genevois a beaucoup travaillé sur l’eau, notamment avec la renaturation de l’Aire. Mais le clou se trouve à l’extérieur: Jürg Conzett et Georges Descombes ont réalisé une promenade surélevée qui permet d’enjamber et d’observer la jeune prairie apparue avec le retrait du glacier. Là, tout un biotope surgit, qu’il faut accueillir avec délicatesse, sans le piétiner. Lors de l’inauguration de l’exposition, c’est dans ce site que le musicien et performeur Jacques Demierre, accompagné de Dorothea Schürch et de Antoine Läng, a présenté sa pièce, Echoing, au cours de laquelle, en écho au paysage, il énumère une à une toutes les villes et jusqu’aux plus petites localités traversées par le Rhône jusqu’à la mer. Dans la prairie inondée, la promenade était devenue passerelle! Dans ce projet, il faut savoir s’adapter…

C’est du col de la Furka qu’est né Regarder le glacier s’en aller. Pourtant, nous parlons aujourd’hui d’une manifestation à l’échelle du pays tout entier!

L’ancien directeur du Musée des Beaux-arts de Lausanne (MCBA) Bernard Fibicher a proposé d’élargir le projet et d’inviter une myriade d’acteurs à travers toute la Suisse en prenant appui sur des institutions partenaires. Carmen et moi avons accepté immédiatement ! En effet, nous avons réalisé qu’un grand nombre d’artistes avaient travaillé sur place (comme le photographe Matthieu Gafsou, par exemple, qui a également pris ces bâches comme sujet). Si l’idée de l’exposition à grande échelle n’était pas très claire à ce moment-là, l’intérêt artistique était nettement identifié. 

Regarder le glacier s’en aller prend la forme d’une manifestation supracantonale. On dirait presque une exposition nationale

Disons que c’est un objet culturel non-identifié, car la culture relève en général soit des communes, soit des cantons, soit de la Confédération. Cela n’a pas facilité la recherche de soutiens financiers, mais nous avons rencontré des adhésions enthousiastes, précisément parce que ce format fait sortir les gens de leurs périmètres. Ici, on part de l’envie, on compose à partir de ce qu’on a : c’est l’inverse de ces grandes expositions ritualisées et coûteuses que sont les expos nationales. Cette entreprise aurait toutefois été impossible sans l’important travail de mobilisation de Bernard Fibicher, un personnalité valaisanne d’envergure nationale, haut-valaisan qui a dirigé des institutions culturelles dans tout le pays.

Où exactement peut-on voir les travaux exposés?

L’exposition décentralisée s’étend sur près de trente-cinq sites: du pavillon Sicli à Genève jusqu’à la biennale de Safiental dans les Grisons. Elle a commencé dès janvier par une exposition remarquée à l’Aargauer Kunsthaus, suivie d’une présentation au Musée historique de Lausanne, puis au Musée valaisan des bisses à Ayent (VS) dans une belle maison peinte du 17siècle. Son directeur et responsable scientifique, l’ethnobiologiste Gaëtan Morard, est un spécialiste de l’économie de l’eau inséré dans un réseau international de chercheurs. Les bisses, dont on trouve des techniques analogues en Amérique du Sud ou en Asie, sont actuellement très étudiés car ils permettent d’économiser chaque goutte et de la distribuer équitablement. 

Est-ce que vous parvenez à emmener tous les publics, même celles et ceux qui trouvent parfois l’art contemporain bien élitaire?

Lors du vernissage de l’exposition d’Ayent se trouvaient réunis des habitants de la région, des scientifiques, des représentants du Canton, et même de la Confédération car les bisses sont désormais inscrits au Patrimoine commun de l’humanité. J’ai quelques doutes quant à l’hermétisme qu’on impute à la scène culturelle: les bons artistes s’avent adapter leur intervention à un lieu et dire des choses complexes avec des dispositifs simples. À Ayent, l’installation vidéo de Maëlle Cornut montre la montagne d’un seul et même point de vue mais en faisant coexister différentes focales: éloignée, proche, à l’échelle de l’insecte. Le paysage devient totalement habité, fourmillant, changeant.

Il y en aura donc pour tous les publics?

Oui, et tous les formats: au Jardin des glaciers de Lucerne où, parmi des roches vieilles de plusieurs millions d’années, Diana Lelonek installe une solarigraphie: le tracé de la course du soleil obtenue à partir d’une camera obscura installée sur un glacier. Sur l’esplanade du château de Gruyère, Maya Rochat présente 30 images psychédéliques révélant l’exubérance et la beauté de fleurs et de plantes alpines. Au Pavillon Sicli, Douglas Mandry dépose des installations cristallines qui reproduisent la texture des glaciers. Cela va au-delà des expositions: il y aura aussi des lectures de textes, notamment ceux que la journaliste et éditrice Elisabeth Chardon publie dans un cahier spécial de La Couleur des jours avec quantité d’auteurs et d’artistes. Nous proposons aussi des performances: en pédalant quatre jours durant, l’artiste anglais Simon Starling a relié Berne et Zuoz, en Engadine sur une bicyclette-cargo qu’il a conçue et qui devient une petite exposition à l’hôtel Castell. Le 24 septembre, Anne et Jean Rochat plongeront dans une crevasse glacière, filmeront et recueilleront les sons; nous pourrons les observer en direct à Lausanne, au théâtre de Vidy.

Quel est, au fond, l’objectif de cette vaste exposition? Voulez-vous donner aux glaciers de suisse une voix artistique, un peu comme l’on donne aujourd’hui aux fleuves des droits juridiques?

C’est exactement cela; d’ailleurs, parmi nos soutiens, nous comptons la Fondation suisse pour la protection et l’aménagement du paysage, qui suit l’affaire des bâches, travaille avec Avocats pour le climat, dénonce et porte plainte quand il le faut. Si l’on donne des droits aux fleuves, on pourrait donner des droits juridiques aux glaciers, puisqu’ils sont leur point de départ. 

Par ailleurs, nous entendons beaucoup de discours sur le climat, émanant de scientifiques et de différents médias, parfois de manière culpabilisante, voire angoissée. Nous voulons montrer qu’il n’y a pas seulement le savoir scientifique mais aussi un savoir artistique à mobiliser sur le sujet. Nous nous trouvons face à des phénomènes qui ne sont plus à l’échelle de l’humanité. Face aux glaciers qui fondent, nous ne sommes qu’un épiphénomène. Et nous nous retrouvons soudain face à la finitude. S’il y a un changement à déplorer, il faut le constater et se préparer à la suite. Il faut thématiser ce changement de différentes manières. Pour cela, nous avons besoin des artistes. 

Lorette Coen est essayiste et commissaire d’exposition à Lausanne.

Regarder le glacier s’en aller

 

Expositions – jusque fin 2024

 

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