Pe­sée des in­té­rê­ts et grands pro­je­ts d’éner­gies re­nou­ve­la­bles

Au regard des objectifs de la politique climatique fédérale, la promotion des énergies renouvelables apparaît légitime et importante. Mais elle ne doit pas se faire au détriment de l’environnement et de la biodiversité. C’est là qu’entre en jeu la pesée des intérêts. Compte-rendu de l’examen de plusieurs arrêts du Tribunal fédéral concernant les éoliennes.

Data di pubblicazione
07-10-2024

Le travail de Maturité fédérale de ma fille ouvre le débat sur la question suivante: «La démocratie peut-elle venir à bout de la crise climatique?». Elle y détaille les avantages et les inconvénients de la démocratie, tout en faisant un parallèle avec une dictature qui pourrait potentiellement venir plus rapidement à bout d’une crise climatique. Oui, mais uniquement si elle va effectivement dans le sens souhaité… Et d’ailleurs, quel est l’objectif recherché? Obliger les propriétaires à installer des panneaux solaires sur leurs toitures? Parsemer nos paysages d’éoliennes? Capter toutes les eaux possibles pour alimenter des centrales hydrauliques? En bref, quels sont les intérêts en jeu et comment savoir auxquels donner la priorité?

Le développement prévu des sources d’énergies renouvelables s’annonce gigantesque, mais nécessaire pour la protection du climat afin d’atteindre l’objectif zéro net d’ici à 2050 et ne plus rejeter de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Mais la production d’énergie issue de l’eau, du vent ou du soleil entraîne paradoxalement des conflits d’intérêts avec la protection de la nature et du paysage. Baisser la hauteur des éoliennes, par exemple, protège mieux le paysage dans certains cas, mais présente aussi un risque accru de collision avec des oiseaux nicheurs et des chauves-souris volant à basse altitude. Il apparaît alors nécessaire de prendre en compte le fait que la protection du climat ne consiste pas uniquement à réduire les émissions de gaz à effet de serre, mais aussi à protéger les écosystèmes intacts, incontournables dans la protection de l’environnement, tels que la biodiversité. Cette appréhension globale n’est que trop rarement faite.

L’examen des arrêts du Tribunal fédéral récents en matière d’éoliennes dresse le constat principal suivant: une pesée globale des intérêts en présence, dans le cas en question, et une utilisation adéquate des instruments d’aménagement du territoire, notamment celui du plan directeur cantonal, s’avèrent déterminants et permettent de sortir d’une approche binaire1.

La pesée des intérêts à plusieurs niveaux

Une pesée des intérêts se fait à plusieurs niveaux. Plus on examine les intérêts à la parcelle près, plus la pesée pourra détailler les enjeux. L’identification d’un site éolien dans le plan directeur cantonal, admis en coordination réglée par la Confédération, ne dispense pas les autorités de refaire une pesée des intérêts lors de l’adoption du plan d’affectation au niveau cantonal ou communal. La pesée des intérêts au niveau du plan directeur cantonal permet, en particulier, de prendre en compte l’aspect paysager et d’exclure, par exemple, les sites situés dans le périmètre ou à proximité d’un inventaire fédéral de protection (IFP2 ou ISOS3).

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Ensuite, à l’échelle du plan partiel d’affectation présentant les courbes de bruit dues aux éoliennes, il conviendra de pondérer, en fonction des différents intérêts en présence, la hauteur, la disposition exacte, l’aspect, ainsi que les mesures de compensation et de protection (sont-elles suffisantes et réalisables?) et d’adopter, le cas échéant, une approche adaptative en fonction des contrôles effectués pendant la phase d’exploitation.

Au stade de l’autorisation de construire, il ne s’agit en principe plus de pesée des intérêts dans le sens de l’art. 3 OAT4. Néanmoins, des ajustements peuvent encore avoir lieu, par exemple, le choix définitif du modèle. Selon l’arrêt du Tribunal fédéral concernant le projet de parc éolien EolJorat Sud5, il apparaît censé de considérer que le choix du modèle et de l’installation des machines peut se faire au stade de la procédure d’autorisation de construire (plutôt qu’au stade de la planification).

La pesée des intérêts comme élément déterminant

Dans les arrêts examinés6, le Tribunal fédéral démontre de manière conséquente l’importance d’une pesée des intérêts au stade du plan directeur cantonal. Une telle pesée des intérêts prend certes du temps, mais incarne le sésame, afin que les projets puissent être admis, en incluant parfois des exigences de mesures de compensation ou de protection supplémentaires. À titre informatif et non exhaustif, les intérêts suivants sont régulièrement en jeu:

- l’importance et la nécessité de produire plus d’énergies renouvelables (ici par le biais d’éoliennes), en lien avec la stratégie énergétique 20507;

- la protection de l’environnement, qui comprend l’humain (bruit, jets de gla-ces8), les animaux (bruit, nidation, pression), le paysage et la biodiversité.

Les mesures de protection supplémentaires suivantes ont souvent aidé à faire accepter la construction d’éoliennes:

- un système radar qui surveille l’activité migratoire des oiseaux et stoppe automatiquement les pâles si un certain seuil est atteint;

- un monitoring des cadavres d’animaux aux alentours des installations pendant un certain nombre d’années, avec possibilité d’adapter le fonctionnement des éoliennes par la suite.

La question des traumas de pression dont les chauves-souris peuvent potentiellement être atteintes et qui fait exploser leurs organes intérieurs, reste particulièrement sensible. En effet, dans cette situation, les chauves-souris peuvent encore voler plusieurs centaines de mètres et leurs cadavres ne sont pas retrouvés dans le périmètre proche des installations. C’est notamment dans ces situations qu’il est utile de prévoir un modèle adaptatif pour corriger l’autorisation suite aux expériences faites lors de l’exploitation. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que chaque installation nécessite aussi un accès et des conduites. Cet aspect-là de la construction de sites éoliens, ou d’autres énergies renouvelables, se voit parfois négligé lors de la planification.

Dans les arrêts examinés, un seul projet a été refusé. Il s’agit du projet Le Chenit9. L’implantation de ce parc éolien a été rejetée, faute d’éléments suffisants dans le plan directeur cantonal. Le stade de planification au niveau du plan directeur cantonal n’avait pas atteint celui de «coordination réglée». Pour tous les autres arrêts où le Tribunal fédéral a admis la construction d’éoliennes, l’élément décisif – outre l’inscription dans le plan directeur cantonal «en coordination réglée» – a été la pesée des intérêts. En effet, dans tous les cas, elle a été menée à la bonne échelle, à tous les stades de la planification. Au regard de tous ces arrêts visant des parcs éoliens, la jurisprudence en matière d’éoliennes a été consolidée.

La pesée des intérêts dans le cas de l’arrêt Grenchenberg

L’arrêt Grenchenberg concerne un projet de parc éolien au Grenchenberg, dans le Jura soleurois. Les Städtische Werke Grenchen (SWG) veulent installer six éoliennes. La production annuelle d’électricité attendue est de 30 GWh (2/3 des ménages et des entreprises de Grenchen). L’emplacement se trouve sur la colline, entre Court (JU) et Grenchen (SO). Pour construire ces six éoliennes, il est nécessaire de défricher 5000 m2 de forêt. En outre, le périmètre d’implantation se trouve sur un site Nature & Paysage d’importance cantonale compris dans la zone cantonale de protection du Jura, à proximité d’un site IFP10. L’Association suisse pour la protection des oiseaux ASPO/Birdlife Suisse et l’Association pour la protection des oiseaux du canton de Soleure ont déposé un recours contre le parc éolien. Appelé à se prononcer, le Tribunal fédéral a examiné si la pesée des intérêts avait été faite correctement. Pour ce faire, il a examiné si tous les intérêts en jeux avaient été déterminés, s’ils avaient été évalués de manière équitable, et si l’autorité en charge de la décision avait procédé à une pondération correcte.

La stratégie énergétique 2050 de la Confédération vise à atteindre l’objectif zéro net, et, en fin de compte, à ne plus produire de gaz à effet de serre. Pour cela, il faut développer massivement la production nationale d’électricité renouvelable et parallèlement réduire la consommation d’énergie en renforçant les mesures d’efficacité.

Outre les intérêts énergétiques, les intérêts suivants ont également dû être examinés:

- la protection de la forêt: un défrichement de 5000 m2 est nécessaire;

- la protection du paysage: le périmètre jouxte un site IFP, se situe dans la zone cantonale de protection du Jura et dans un site d’importance cantonale Nature & Paysage;

- la protection de la nature et de la biodiversité. Il existe un certain danger pour certaines espèces animales, partiellement sur liste rouge, telles que: plus de dix sortes de chauve-souris, dont sept sur liste rouge; et quatorze animaux sensibles aux éoliennes, dont le grand tétras, l’alouette lulu, le pipit farlouse, le faucon pèlerin et la bécasse des bois. Ces intérêts de protection de la nature et de la biodiversité font partie de la Stratégie Biodiversité Suisse et plan d’action de la Confédération11.

Dans toute pesée des intérêts, il est nécessaire d’étudier également des variantes. Pour les sites éoliens, la réflexion sur l’emplacement et la recherche de sites alternatifs a souvent déjà été faite au niveau du plan directeur cantonal et en coordination avec la Confédération et les Cantons voisins. Mais il peut aussi, tout simplement, s’agir de variantes portant sur la hauteur des éoliennes, leur adaptabilité ou sur des mesures complémentaires. Dans l’arrêt de­ ­Gren­chen­berg par exemple, il s’agissait d’examiner des variantes concernant la hauteur des éoliennes pour protéger les oiseaux volant à basse altitude. Mais cette augmentation de la hauteur entrait en conflit avec les intérêts de la protection du paysage et notamment du périmètre IFP.

Une fois que les intérêts sont déterminés, ils sont évalués. Or, dans l’arrêt Grenchenberg, le Tribunal fédéral a relevé que la diversité biologique et les prestations des écosystèmes, telles que la nourriture, l’eau potable et la médecine (appelées services écosystémiques), sont tout aussi essentielles à la survie de l’humanité que la menace aiguë et potentiellement irréversible du changement climatique. Il existait donc des intérêts nationaux des deux côtés et le Tribunal fédéral a précisé que l’intérêt national pour la protection des espèces menacées et du paysage devait être considéré comme équivalent à l’intérêt national pour la production d’énergies renouvelables.

Les juges fédéraux ont explicitement retenu qu’au Grenchenberg les conditions étaient différentes de celles de Sainte-Croix12. L’emplacement était plus vaste et les alentours plus difficiles à contrôler. De plus, l’activité des chauves-souris y est plus intense, et davantage d’oiseaux y logent. À Sainte-Croix, les mesures prises pour protéger les oiseaux étaient suffisantes, ce qui n’était pas le cas à Grenchenberg.

Finalement, l’évaluation des différents intérêts en jeux permet d’identifier la solution optimale. Le Tribunal fédéral a jugé qu’il fallait renoncer à la construction de deux des six éoliennes prévues initialement au Grenchenberg. Cette réduction permet d’augmenter la distance par rapport au périmètre IFP et à un nid de faucons pèlerins, tout en améliorant la protection des chauves-souris. En renonçant à deux emplacements sur six, le conflit avec la protection du paysage et la biodiversité a pu être diminué à un niveau acceptable.

Les quatre autres sites peuvent être autorisés avec des mesures de protection et de compensation supplémentaires, comme le contrôle durant les périodes de migration, le suivi environnemental de l’impact sur l’avifaune, des protocoles d’exploitation et des systèmes permettant un arrêt immédiat des éoliennes lors de fortes migrations d’oiseaux. Il est intéressant de relever que la solution proposée crée également une stratégie viable d’un point de vue économique, car, grâce aux avancées technologiques, la construction des quatre éoliennes équivaut aujourd’hui à la production d’énergie des six éoliennes prévues à l’origine.

Un processus de cocréation

La pesée des intérêts doit prendre place à la bonne échelle, à tous les niveaux de planification et le plus tôt possible. Rien ne sert d’occulter un intérêt qui dérange, au risque de voir les procédures se prolonger. Dictature ou démocratie? Ni l’un ni l’autre. Aller au-delà avec un processus de cocréation s’avère beaucoup plus efficient. Il ne s’agit pas de gagner au détriment d’un perdant, mais de définir des objectifs communs, une stratégie commune, et d’identifier ensemble les intérêts en jeux, les évaluer et élaborer la solution optimale en passant par des variantes et des alternatives. Pour arriver à atteindre l’objectif énergétique 2050, l’objectif climatique 2050, répondre à la Stratégie Biodiversité Suisse et pour faire face à la complexité de l’aménagement du territoire, le dialogue crée la confiance et constitue le meilleur moyen d’éviter des procédures longues et coûteuses. Il permet de produire de l’énergie renouvelable, tout en protégeant la nature et l’environnement.

Article paru dans "Pesée des intérêts et territoires durables?", Les cahiers d'EspaceSuisse, n° 2|2024.

Notes 

 

1. Arrêts du TF 1C_657/2018 du 18.3.2021, Sainte-Croix (VD), parc éolien Sainte-Croix; 1C_573/2018 du 24.11.2021, Grenchen (SO), Windpark Grenchenberg; 1C_628/2019 du 22.12.2021, Premier, Vallorbe et Vaulion (VD), parc éolien «Sur Grati»; 1C_575/2019 du 1.3.2022, Cugy (VD), parc éolien EolJorat Sud; 1C_240/2021 du 27.1.2023, Le Chenit (VD); 1C_: 48/2021 du 19.10.2023, Val de Travers, Les Verrières et La Côte-aux-Fées (NE); 1C_335/2021 du 1.11.2023, Tramelan (BE), Saicourt (BE) et 1C_329/2021 du 1.11.2023, Les Genevez (JU), Tramelan (BE) et Saicourt (BE).

 

2. Inventaire fédéral des paysages, sites et monuments naturels (IFP).

 

3. Inventaire fédéral des sites construits d’importance nationale à protéger en Suisse ISOS et protection des sites construits.

 

4. Ordonnance sur l’aménagement du territoire.

 

5. Arrêt du TF 1C_575/2019 du 1.3.2022, Cugy (VD), parc éolien EolJorat Sud.

 

6. Arrêts du TF, op. cit. Voir note 1 ci-dessus.

 

7. Pour plus d’informations sur la stratégie énergétique 2050, consulter bfe.admin.ch

 

8. Risque lié au givrage des éoliennes et aux éléments de glace tombant ou projetés.

 

9. Arrêt du TF 1C_240/2021 du 27.1.2023, Le Chenit (VD)

 

10. Inventaire fédéral des paysages, sites et monuments naturels (IFP)

 

11. Pour plus d’informations sur la Stratégie  Biodiversité Suisse et plan d’action,  consulter bafu.admin.ch

 

12. Arrêt du TF 1C_657/2018 du 18.3.2021, ­Sainte-Croix (VD), parc éolien Sainte-Croix.

Stratégies environnementales et parcs éoliens

 

Dans les projets de parcs éoliens, les intérêts présents dans différentes stratégies de niveau national sont à prendre en compte et entrent en conflit:

- Stratégie énergétique 2050;

- Stratégie climatique à long terme 2050;

- Stratégie Biodiversité Suisse et plan d’action;

- Conception paysage suisse;

- Inventaire fédéral des sites construits d’importance nationale à protéger en Suisse ISOS et protection des sites construits;

- Inventaire fédéral des paysages, sites et monuments naturels (IFP).