Pa­tri­moi­nes en dan­ger: tour de Fran­ce de la dé­mo­li­tion

Dans le cadre d’un travail de recherche sur la démolition des logements sociaux en France, Isabel Concheiro, architecte et professeure à la HEIA-FR, invite à reconsidérer avec attention ce patrimoine et sa valeur d’usage. Un changement de regard nécessaire pour envisager ces quartiers comme des ressources à valoriser et à transformer plutôt que comme un habitat dégradé à éradiquer.

Data di pubblicazione
20-01-2025
Isabel Concheiro
Architecte, maître d’enseignement et responsable adjointe du Joint Master of Architecture, HEIA-Fribourg, et éditrice de la plateforme TRANSFER

«Les immeubles des années 1970, construits dans l’urgence, étaient de mauvaise qualité.» «Les logements sont dégradés.» «Ces bâtiments ne correspondent plus aux normes énergétiques actuelles, ils n’ont pas grande valeur patrimoniale non plus, on ne peut pas les conserver.»

Ce type d’arguments, souvent mobilisés par les maires et les bailleurs sociaux pour justifier la démolition massive de logements sociaux en France, témoigne d’un certain état d’esprit, écho de la politique d’État déployée depuis 2003 par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU)1 (Lire l'article L’ANRU, un sys­tème de dé­mo­li­tion)

Le recours systématique à la démolition ne tient plus face à la crise climatique et à la nécessaire préservation de ressources, au manque de logements abordables et au changement de paradigme architectural qui tend vers une compréhension élargie du patrimoine. La politique de l’ANRU semble pourtant toujours considérer la démolition comme la condition sine qua non de la rénovation urbaine, ignorant délibérément la disparition d’un parc de logements sociaux de qualité, ainsi que les dégâts occasionnés à la fois sur les habitants (confrontés à des relogements éprouvants et à des discours dévalorisants) et sur l’environnement (augmentation des émissions, même si elles ne sont pas encore prises en compte dans les bilans carbone2). En effaçant ce qui est perçu comme dénué de valeur, la démolition est considérée, à tort, comme une solution, voire une évidence.

En France, le regard porté sur les grands ensembles a évolué très rapidement, passant d’une première réception positive – un habitat qualitatif répondant à des besoins urgents – à une critique de leur uniformité, puis à une forte stigmatisation, liée principalement à des questions socio-économiques, qui en a figé l’image. Ces visions uniformes contrastent pourtant avec la diversité des quartiers, la reconnaissance par les habitants des qualités de leur lieu de vie et l’expertise professionnelle qui reconnaît progressivement le patrimoine du 20e siècle et sa capacité à être transformé3. Mais cela ne suffit pas: il faut aussi rendre visible l’ampleur des ensembles menacés et créer des représentations positives basées sur l’intelligence des projets d’origine et la valeur ajoutée par les habitants. La reconnaissance de la valeur de ces quartiers est nécessaire pour remettre en question leur démolition et envisager leur transformation avec «curiosité et bienveillance»4.

«On est bien ici»

Madame la Ministre de la Culture, Monsieur le Préfet, Madame la Directrice de l’ANRU, Madame le Maire, Monsieur le Sénateur, Monsieur le Député, Madame la Ministre du Logement… Ces débuts de correspondance témoignent de l’immense travail mené par des collectifs d’habitants pour lutter contre la démolition. Confrontés à un discours officiel décomplexé qui dévalorise les quartiers, méprise leurs habitants pour mieux louer la démolition dont il édulcore la brutalité, ainsi qu’à la dégradation de leurs lieux de vie et à l’incertitude des relogements, ils développent une série de stratégies et une capacité de résilience remarquable face à la difficulté à se faire entendre et à l’énorme impact psychologique de ces processus.

Cet engagement commence par une prise de conscience de la valeur d’un quartier et par le maintien de conditions de vie dignes (coupure de chauffage, panne d’ascenseurs…). «On est bien ici.» Cette phrase, souvent exprimée par les habitants rencontrés, témoigne tant de leur reconnaissance des qualités de leurs logements (spacieux, lumineux, traversants, avec vues dégagées et balcons ou jardins d’hiver) que de leur attachement à la vie de quartier et aux espaces communs, générateurs des liens sociaux.

Mobilisation bénévole

À cette prise de conscience succède une démarche de mobilisation au sein de collectifs existants ou nouveaux, puis la recherche d’appuis auprès d’associations de défense du logement et du patrimoine, de personnalités reconnues et d’expertises professionnelles. Cet énorme travail de mobilisation se matérialise par des centaines de lettres et pétitions, des mobilisations des habitants et de l’opinion publique, des recours en justice, déployés de façon bénévole et dans l’intérêt commun, dans un rapport de force très inégal avec les moyens institutionnels soutenant la démolition.

Lire également – Exemples de patrimoine en danger:  La Butte Rouge, Châtenay-Malabry, 1931-1965, Epoisses, Besançon, 1963-1970, Étouvie, Amiens, 1956-1976, Alma Gare, Roubaix, 1975-1982

Au fil des années, ces collectifs ont à la fois documenté l’échec de ces politiques et développé des propositions concrètes pour améliorer les quartiers et les processus. Si de nombreuses mobilisations n’ont pas pu aboutir, d’autres ont réussi à freiner ou repousser les démolitions5. Face à l’ampleur du phénomène, le collectif national Stop démolitions, regroupant des collectifs locaux, s’est constitué en 2024, proposant un moratoire comme outil de remise en question des démolitions6. La valorisation par les habitants et les argumentaires développés par les collectifs constituent un atout à incorporer dans la rénovation des quartiers, tant pour reconnaître les valeurs de l’existant que pour développer de vraies démarches participatives qui agrègent l’expertise des habitants.

Valeurs ajoutées, valeurs intrinsèques

Face aux discours invoquant l’obsolescence de certains quartiers, considérons plutôt leur pertinence en tant que patrimoines à réactiver pour répondre aux enjeux actuels, en prolongeant et réinterprétant les multiples valeurs qu’ils portent. Outre les qualités associées à la valeur d’usage ajoutée par les habitants, les valeurs intrinsèques de ces grands ensembles sont de fait au centre des réflexions contemporaines sur la ville durable : logements qualitatifs et abordables, relation à la nature et au paysage, rapports de voisinage articulés par des espaces favorisant les liens sociaux. Ces qualités participent d’une vision holistique intégrant des aspects d’ordre architectural, environnemental, social et d’usage, aujourd’hui indispensable pour élargir la notion traditionnelle de patrimoines à sauvegarder.

Mais pour activer et prolonger ces qualités, il faut d’abord les inventorier. Ceci passe par la réalisation d’un diagnostic de valorisation et un travail de relevé sensible, basé sur une observation fine et une écoute attentive des récits des habitants permettant de faire ressortir des qualités vécues et parfois effacées au fil du temps. Ce diagnostic pourrait devenir un outil de référence visant à améliorer les quartiers sur la base des qualités à maintenir et à réinterpréter. Le regard porté sur la petite échelle et sur les formes d’appropriation, à rebours des images stéréotypées largement construites à partir de regards distants, permettrait de réfléchir autrement pour considérer ce bagage sensible comme le point de départ indispensable à toute intervention sur l’existant.

Patrimoines en danger

Vingt ans de rénovation urbaine ont vu la disparition ou la dénaturation d’une partie importante du parc de logements sociaux construits au 20e siècle en France, qu’il s’agisse de quartiers reconnus ou d’architectures plus ordinaires mais à forte valeur d’usage. Des quartiers ont été effacés en silence (Les Îles à Bonneville) ou avec un écho médiatique (Cité des Poètes à Pierrefitte-sur-Seine). D’autres ont été déstructurés par des démolitions partielles (La Villeneuve à Grenoble) ou si conséquentes que le projet initial devient méconnaissable (Le Mirail à Toulouse, voir TRACÉS 12/2023, «Démolition(s) en question : une approche pédagogique», Isabel Concheiro). D’autres encore ont été brisés après quinze ans de démolitions (La Madeleine à Évreux), sont dénaturés par des rénovations énergétiques effaçant les qualités de l’architecture d’origine (Étouvie à Amiens) ou menacés par la privatisation des espaces communs structurants du quartier (La Maladrerie à Aubervilliers). À la place des immeubles et des espaces communs détruits, on voit généralement émerger de petits collectifs ou des villas individuelles, cernés d’espaces privatisés, souvent de moindre valeur architecturale que les projets qu’ils ont remplacés. Quand les terrains ne restent pas tout simplement à l’état de friches à moyen, voire long terme.

Pourtant, on a aussi vu ces dernières années des quartiers sauvés par différentes formes d’action et de valorisation, grâce à l’implication d’institutions patrimoniales (Cité de l’Étoile à Bobigny; les Courtillières à Pantin), à l’engagement d’experts (Villetaneuse) ou à l’action des habitants (La Maladrerie). Des bailleurs, conscients de la qualité et du potentiel de leur patrimoine à être transformé, ont également préservé leur parc, en s’appuyant sur des valeurs patrimoniales (Cité de l’Abreuvoir à Bobigny), d’usage (Grand Parc à Bordeaux), sur les qualités de l’architecture d’origine (Maurepas à Rennes) ou le potentiel de transformation des structures existantes (Tour des Poissonniers à Paris).

Aujourd’hui, les processus de démolition en cours, qui ne semblent pas tenir compte des expériences préalablement citées, impactent de nombreux quartiers qui risquent d’être effacés, déstructurés ou dénaturés – des cités-jardins des années 1930 aux quartiers expérimentaux des années 1970, en passant par des ZUP (Zones à urbaniser en priorité) des années 1960 – dont une sélection est présentée ici.

Déconstruire la démolition

Il y a quinze ans, Anne Lacaton déclarait: «La démolition du patrimoine contemporain de logements sociaux est une aberration totale et, en même temps, on ne sait pas comment faire pour l’arrêter.»7 Si, malgré tous les arguments évoqués plus haut, les démolitions sont toujours à l’ordre du jour, dans le contexte d’une forte stigmatisation de ces quartiers et d’un marché de la construction et de l’immobilier encore largement basé sur la construction neuve, comment les arrêter et opérer un vrai (et urgent) changement de paradigme? Cette recherche propose quatre pistes de réflexion pour contribuer à reformuler la question de la rénovation urbaine à la recherche d’alternatives aux pratiques actuelles en France.

Questionner la démolition. Déconstruire le principe de la démolition, l’envisager comme une exception qui doit être pleinement justifiée. Considérer la transformation comme point de départ de la rénovation urbaine. Réorienter la notion de projet et de construction: concevoir, c’est prolonger les qualités d’origine et d’usage; construire, c’est maintenir, prendre soin.

Valoriser l’existant. Commencer tout processus de rénovation urbaine par un diagnostic de valorisation, permettant de reconnaître, conserver et réinterpréter les qualités d’usage, architecturales et environnementales. Sensibiliser les maîtres d’ouvrage, les représentants institutionnels et l’opinion publique sur les qualités des quartiers et leur potentiel de transformation.

Prolonger et prendre soin. Poursuivre les politiques publiques de logements qualitatifs et abordables en s’appuyant sur des patrimoines construits. Prolonger la durée de vie des bâtiments, en lien avec l’évolution des politiques environnementales et d’un marché de la construction à réorienter vers la transformation. Prolonger les qualités architecturales et d’usage, par des projets de transformation qualitatifs et respectueux du caractère d’origine.

Redonner de la dignité. Contribuer à la prise de conscience par les habitants des atouts de leurs quartiers longuement méprisés. S’appuyer sur le travail des associations qui « ne peuvent à elles seules combattre les injustices, le chômage, la précarité qui frappent la population, mais qui peuvent lui redonner de la dignité, le goût du vivre ensemble, le sens du commun. »8

«Ce patrimoine est une chance, il faut la saisir» écrivait Francis Chassel, dans son «Plaidoyer pour les grands ensembles»9 en 2011. Une chance pour prolonger des politiques sociales ambitieuses, des architectures et paysages de qualité, et des communautés et voisinages engagés. Face à l’ampleur des démolitions et aux importants dégâts occasionnés, leur remise en question devient une question éthique de premier ordre, qui devrait urgemment être posée. Considérer ces quartiers et leurs habitants avec bienveillance, respect et dignité devrait devenir le chantier prioritaire.

Isabel Concheiro est architecte, professeure et responsable du Joint Master of Architecture à la HEIA-FR, et membre de l’Institut de recherche TRANSFORM.

 

Maxime Faure, cinéaste, et Adam W. Pugliese, architecte, tissent des liens entre architecture et image documentaire. Leur premier film Les insulaires suit le quotidien de familles du quartier des Îles à Bonneville (Haute-Savoie), menacé de démolition.

Cet article est basé sur deux articles publiés par Isabel Concheiro dans le n° 320 de la revue d’architectures «ANRU: Système de démolition» d’octobre 2024. Il se fonde sur un travail de recherche ayant pour objectif de questionner les processus de démolition et de reconnaître les valeurs des quartiers menacés ainsi que les actions menées pour les sauvegarder, et d’un travail de terrain mené en collaboration avec Maxime Faure et Adam W. Pugliese.

Notes

 

1. Dans le cadre du Programme national de rénovation urbaine de l’ANRU, 160 000 logements sociaux ont été démolis entre 2003 et 2020 et 110 000 devraient l’être d’ici 2030. Source: Isabel Concheiro, «Démolition(s) en question», TRACÉS 1/2024. Pour en savoir plus: Stéphanie Sonnette (éd.), «ANRU: système de démolition», d’architectures n° 320, octobre 2024

 

2. «La méthode E+C-/RE2020 ne considère pas le poids carbone de la démolition d’un bâtiment existant, préalable à une construction neuve, ce qui n’encourage pas à la conservation de l’existant.» Source: batiment-­energiecarbone.fr

 

3. Voir par exemple le label Architecture contemporaine remarquable du Ministère de la Culture, le programme de recherche L’architecture du XXe siècle: patrimoine culturel et matière à projet, le programme Réhab XX : Palmarès de réhabilitations exemplaires de l’architecture de la seconde moitié du XXe siècle ou encore les projets de transformation menés par les écoles d’architecture (Planoise-ENSA Nancy, Butte Rouge-ENSA Versailles, Le Mirail-HEIA Fribourg et ENSA Toulouse, Étouvie-ENSA Villette).

 

4. Francis Chassel, «Plaidoyer pour les grands ensembles», 2011, Pierre d’Angle, magazine de l’ANABF

 

5. Plusieurs argumentaires avec des propositions sont partagés par le collectif Stop démolitions (sites.google.com/view/stop-aux-demolitions-anru/accueil). Parmi les constats, propositions et mobilisations, citons Jacques Caron, Quartiers brisés, habitants spoliés: l’arnaque de la rénovation urbaine. La Madeleine d’Évreux, 2010, 9 conditions nécessaires pour une co-­construction du comité du quartier d’Étouvie (appuii.wordpress.com), ou l’annulation de la démolition de l’immeuble Cambert à Toulouse le Mirail portée par le Collectif Candilis et les collectifs d’habitants.

 

6. sites.google.com/view/stop-aux-demolitions-anru/demande-de-moratoire

 

7. Source: La Cité des Poètes, vidéo, 2009, dailymotion.com/video/xawpx8

 

8. Source: association Jardins à tous les étages, quartier de La Maladrerie

 

9. «Plaidoyer pour les grands ensembles», 2011, op. cit.

Tour de France du patrimoine en danger

 

La Butte Rouge, Châtenay-Malabry, 1931-1965

 

Epoisses, Besançon, 1963-1970

 

Étouvie, Amiens, 1956-1976

 

Alma Gare, Roubaix, 1975-1982

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