Digression sur la post-vérité constructive
Éditorial TRACÉS avril 2025
Le 8 mai prochain, Eugen Brühwiler, professeur honoraire de l’EPFL, et Hermann Blumer, ingénieur civil, seront auréolés du titre de membre d’honneur de la SIA. Pour Brühwiler, c’est son engagement en faveur de la préservation du patrimoine historique et du développement de nouvelles méthodes d’évaluation et de renforcement des structures porteuses qui est couronné ; Blumer, de son côté, est célébré en tant que pionnier de la construction en bois, qu’il a révolutionnée par ses inventions.
Hasard du calendrier, c’est Hermann Blumer qui a imaginé le premier concept statique de la nouvelle bourse aux fleurs de Chiètres (FR), que nous présentons ce mois-ci dans la rubrique Réalisation. Pour ce projet, il avait conçu à l’origine une charpente bidirectionnelle : un concept statique initial en parfaite adéquation avec les intentions architecturales. Pourtant, comme le souligne l’ingénieur Fabrice Meylan, co-auteur de l’article, les changements de planificateurs et les contraintes de mise en œuvre et de production l’ont fait évoluer vers un système monodirectionnel. Mais l’image est restée : aujourd’hui, les poutres secondaires ont la même hauteur statique que les primaires. L’illusion de la bidirectionnalité, en moins cher et sans ses contraintes. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour les ingénieur·es, ça veut dire beaucoup.
Ce n’est pas la première fois qu’une structure ment sur sa statique graphique. À vrai dire, depuis les années 2000, toute la starchitecture repose plus ou moins sur cette idée, de Frank Gehry à Zaha Hadid, en passant par Herzog & de Meuron : l’image architecturale prime sur l’expression de la structure. L’ingénieur Cecil Balmond en a même fait un point d’honneur, en s’appliquant à brouiller les pistes pour rendre ses structures impénétrables1.
Pour les Grecs, la beauté (καλός) était d’abord tout ce qui est harmonieux, tout ce dont les parties ne sont pas associées de manière effrayante ou ridicule. Mais la « vérité constructive », qui implique la lisibilité de la structure, n’est plus un dogme. Il fut un temps où le beau était la matérialisation d’une cohérence architectonique rendue visible. On pouvait suivre de l’œil la structure primaire, puis secondaire, puis tertiaire et sentir, physiquement, les forces à l’œuvre.
Ce qui interpelle dans la bourse aux fleurs, c’est peut-être le fait que les structures en bois sont encore associées dans l’imaginaire collectif à une forme d’honnêteté et de frugalité constructive. C’était d’ailleurs l’une des ambitions de l’entreprise Losinger Marazzi, qui a développé le projet : réaliser une icône – en bois. Le bois, c’est vivant, rassurant, biosourcé : contrairement au béton que l’on peut truffer de ferraillage, l’illusion demeure qu’il est impossible de mentir sur le comportement statique du bois. À cette évocation, Hermann Blumer, inventeur notamment de la technique d’assemblage BSB2 pourrait esquisser un sourire sibyllin. Qu’en pense celui qui se targue d’être capable de construire en bois ce que les autres imaginent en béton3 ?
Notes
1. Comme le relevait Jacques Lucan dans un entretien donné au magazine d’a en juin 2022 : darchitectures.com
2. Le BSB est un système de connexion structurelle et invisible d’éléments en bois via des micro-broches. Il permet entre autres d’obtenir des formes et des angles illimités : les assemblages ne sont plus une contrainte.
3. Clémentine Hegner-van Rooden, « Ce que les architectes dessinent, on peut le construire en bois », Tracés 5/2021, publié originalement en langue allemande dans Tec21 5/2021