Travaux de master du JMA-FR : transformer le bâti et les modes de vie
Tout se transforme
À la HEIA-FR, les travaux de master des étudiant·es du Joint Master of Architecture Fribourg (JMA-FR) prennent position en faveur de la transformation. Ce mois-ci dans la rubrique Tout se transforme, focus sur l’émergence d’une nouvelle génération d’architectes.
Dans un texte intitulé Il pubblico dell’archittetura publié en 19701, Giancarlo di Carlo postulait que l’architecture avait jusqu’alors surtout répondu à la question du comment plutôt qu’à celle du pourquoi, offrant des réponses à des problèmes donnés, sans forcément les interroger. Face à la pénurie de logements, à l’urgence climatique et aux inégalités sociales et économiques croissantes, les architectes ont aujourd’hui un rôle majeur à jouer pour questionner les enjeux fondamentaux de la discipline, ouvrant la voie à d’autres formes d’habiter et de construire plus durables que celles dont nous avons hérité.
La formation au sein du Joint Master of Architecture (JMA) donne une place importante aux problématiques portées par les étudiant·es et les encourage à affirmer un positionnement personnel critique, puis à confronter ces positions théoriques à un projet d’architecture développé dans le cadre du travail de master. À la HEIA-FR, les questions soulevées par les étudiant·es du JMA-FR témoignent d’un fort engagement pour répondre aux enjeux de société actuels et d’une prise de conscience de leur rôle comme force de proposition, quitte à discuter le statu quo du métier d’architecte. Leurs projets s’orientent vers une architecture qui doit aujourd’hui s’occuper tant du comment que du quoi et surtout du pourquoi.
Si plusieurs travaux de master du JMA-FR traitent du réemploi ou de l’expérimentation de nouveaux matériaux2, on observe depuis plusieurs années une hausse des projets renonçant à construire à neuf, alimentant la boucle la plus courte des 4R (recycler, réutiliser, réduire, refuser) qui consiste à travailler avec l’existant. Outre des interventions dans un contexte patrimonial ou de transformation des territoires ruraux et de montagne, d’autres projets témoignent d’un intérêt croissant pour la transformation du bâti de la deuxième moitié du 20e siècle, généralement sans valeur patrimoniale reconnue. Parmi eux, on peut distinguer deux stratégies qui ne s’intéressent pas seulement à la transformation du bâti, mais aussi à celle des modes de vie.
Révéler des architectures et des lieux génériques
La première stratégie de transformation s’adresse à des architectures ordinaires. Ces projets s’attaquent à l’histoire récente inscrite dans des lieux du quotidien tels que la périphérie ou des zones artisanales et commerciales. La transformation du bâti accompagne un changement de fonction. Les usages sont réimaginés et modifiés, tout comme l’architecture. D’une part, la consommation et ses monuments que sont les centres commerciaux du 20e siècle sont remis en question et repensés comme des lieux mixtes dans lesquels l’économie linéaire est remplacée par la réparation, la maintenance, le reconditionnement de matériaux et le réemploi. D’autre part, des bâtiments tertiaires deviennent des opportunités pour renouveler les modes d’habiter.
Big Boxes are not always the best gifts : mutation d’un lieu commercial dans le contexte périurbain suisse3, Seeland (NE). Ce projet aborde la question de la transformation des environnements commerciaux de périphérie en déclin. Il propose de transformer des halles commerciales « sans grande valeur intrinsèque, à part celle d’être déjà présentes, ce qui représente une ressource urbaine latente ». Le projet révèle le potentiel de transformation d’une architecture générique, tant au niveau programmatique (activités artisanales ou tertiaires, logements et commerces), que de l’expression architecturale. Il propose ainsi « un nouveau rapport à la consommation et à la production » et « réadapte le langage architectural de la zone artisanale et commerciale aux nouvelles fonctions ».
Le Signal : un lieu de consommation réapproprié en plateforme circulaire et collaborative4, Bussigny (VD). Ce projet traite de l’évolution des modes de production contemporains par la « réappropriation » d’un centre commercial en lieu d’économie circulaire. Il opère par soustraction pour redonner une qualité architecturale au lieu, caractérisé par « une structure en béton préfabriqué des années 1960 cachée par des transformations successives », en s’appuyant sur les qualités sous-estimées du bâtiment révélées grâce à un diagnostic précis. Ces atouts permettent d’intégrer un nouveau programme et de proposer « un modèle de consommation circulaire adapté aux défis contemporains en valorisant les ressources locales, en réinterprétant les usages et en respectant l’architecture existante ».
Le Phare : centre d’accueil, de rencontre, de partage et de refuge5, PAV (Praille-Acacias-Vernets), Genève. Ce projet vise à transformer un bâtiment tertiaire voué à la démolition afin d’y faire cohabiter un foyer d’accueil pour requérants d’asile, des logements collectifs, des espaces de travail et des salles pour le quartier. Le projet évolue en parallèle de la transformation du PAV. Les matériaux issus des bâtiments démolis sont réutilisés dans le projet, favorisant l’émergence d’une filière et de formations dédiées au réemploi comme vecteurs d’intégration des habitant·es. Les caractéristiques du bâtiment tertiaire permettent d’imaginer des typologies de logements non standardisées avec de nombreux espaces mutualisés et partagés.
Habitus : un garage haussmannien comme milieu liquide6, Paris. Ce projet explore la transformation architecturale au-delà du bâti, intégrant l’évolution des « habitudes domestiques » : dépassant l’aspect purement matériel, il se saisit des domaines de l’anthropologie, de la sociologie ou encore de la psychologie. Le projet utilise l’architecture d’un ensemble d’immeubles haussmanniens et d’un garage des années 1960 comme moyen pour imaginer de nouvelles formes d’habiter, moins normées et plus inclusives, « imaginant la maison comme un (mi)lieu de résidence temporaire plutôt que de sédentarisation ». Différents espaces modulables répondent à diverses temporalités d’occupation. « Le logement est revisité comme un espace collectif et évolutif générant des situations inattendues et des dispositifs novateurs ».
Revaloriser le logement collectif et social
La deuxième stratégie aborde la question de la nécessaire transformation des logements sociaux construits dans le cadre des politiques de logement de l’après-guerre. Confrontés parfois à un manque de maintenance, à des rénovations ne prenant pas en compte leurs qualités d’origine, voire dans certains cas à la démolition, ces projets proposent de mettre en valeur ces patrimoines encore mal reconnus. En proposant des approches de transformation qui vont au-delà de l’assainissement énergétique, ils priorisent des enjeux sociaux et la requalification des logements par l’exploration du potentiel de ces architectures à être réinterprétées et à incorporer de nouveaux modes d’habiter.
Vers de l’habitat social : valoriser un quartier par la transformation de logements sociaux7, quartier de Bellevaux, Lausanne (VD). Ce projet aborde la question de la revalorisation et du repositionnement de l’habitat social, laboratoire du logement du 20e siècle, au cœur de la discipline architecturale. Il questionne les processus de transformation centrés exclusivement sur des aspects techniques, en priorisant les enjeux sociaux et la requalification des logements pour améliorer la qualité des espaces communs du quartier et des logements. Par un « langage spécifique à la transformation », le projet redéfinit la caractère du quartier en dialoguant avec l’architecture d’origine, qui n’est pas effacée mais réinterprétée.
Enraciné : entre seniors et patrimoine8, ensemble des Falaises de Gratta-Paille, Lausanne (VD). Ce projet traite la question de l’habitat inclusif et l’intégration des personnes âgées dans la ville. La transformation est abordée à l’échelle du quartier et des logements, sous l’angle de la mobilité piétonne, de la programmation des espaces publics et de la réinterprétation des typologies de logements. Le projet est basé sur une compréhension fine des qualités du patrimoine ordinaire des logements du 20e siècle, dans le but de définir « des principes d’intervention » applicables à d’autres quartiers avec des problématiques similaires.
Au plus petit : densification d’un ensemble urbain d’habitations9, Genève. Ce projet aborde la question de l’impact environnemental du secteur de la construction par la recherche d’une économie de moyens, tant en ce qui concerne la réduction et la mutualisation des surfaces de logements que la réutilisation du bâti existant. Il remet en question les pratiques de densification courantes par la démolition du tissu existant, démontrant qu’il est possible « de densifier la ville pour un même nombre d’habitants, mais de façon alternative » et « de préserver la mémoire du lieu et le patrimoine bâti et paysager ».
Renaissance d’une ville nouvelle : valoriser l’identité patrimoniale et sociale de Toulouse le Mirail 10,Toulouse (F). Ce projet aborde la question de la revalorisation du patrimoine de logements sociaux et propose des alternatives face aux projets de démolition auxquels sont confrontés de nombreux quartiers. Le projet démontre le potentiel de l’architecture de Candilis, Josic et Woods à être transformée et réhabitée au lieu d’être effacée. Il propose une recherche typologique et spatiale développée à partir d’un diagnostic précis des qualités du projet d’origine, démontrant la capacité de cette architecture « à activer de nouveaux modes de vie et de mixité sociale et intergénérationnelle ».
Expérimenter
Ces projets témoignent d’un intérêt grandissant des nouvelles générations d’architectes pour la transformation et d’une diversité d’approches caractérisées par un regard holistique intégrant des questions d’ordre architectural, environnemental et social. Face à l’importance de préserver un patrimoine encore mal reconnu et parfois menacé, ils démontrent le potentiel de la transformation à trois niveaux : d’abord comme champ d’exploration du projet d’architecture contemporain, qui se définit aussi par le dialogue avec l’existant ; ensuite comme source d’innovation typologique et d’expérimentation de nouvelles manières d’habiter, qui pourraient à leur tour influencer la production contemporaine de logements ; enfin, comme outil de revalorisation du patrimoine bâti ordinaire, par un changement de regard orienté vers la revalorisation de l’existant.11
Dr Séréna Vanbutsele est architecte et urbaniste, professeure et responsable de l’institut TRANSFORM à la HEIA-FR.
Isabel Concheiro est architecte, professeure et responsable du Joint Master of Architecture à la HEIA-FR.
Notes
1. Giancarlo De Carlo, «Il pubblico dell’archittetura», Parametro, mai-juin 1970
2. Hani Buri, « La matière qui pense », TRACÉS 6/2024
3. JMA-FR, 2022. Auteur : Raphaël Bitzi. Professeur : Götz Menzel. Expert externe : Dries Rodet. Lauréat Prix Master SIA 2022, Prix FAS 2022 et Prix SIA-FR 2022. Extraits du texte : Götz Menzel.
4. JMA-FR, 2025. Auteur : Quentin Donzallaz. Professeure : Stephanie Bender. Expert externe : Yves Dreier. Extraits du texte : Quentin Donzallaz.
5. JMA-FR, 2025. Auteur : Julie Caloz. Professeure : Séréna Vanbutsele. Experte externe : Liliana Franco Teixeira. Extraits du texte : Julie Caloz.
6. JMA-FR, 2024. Auteur : Léo Laurence. Professeur : Götz Menzel. Experte externe : Dafni Retzepi. Mention Prix Master SIA 2024. Extraits du texte : Léo Laurence, Götz Menzel.
7. JMA-FR, 2024. Auteur : Nathan Demont. Professeur : Götz Menzel. Expert externe : Bernard Zurbuchen. Experte durabilité : Séverine Pedraza. Lauréat Prix Durabilité HEIA-FR 2024. Extraits du texte : Nathan Demont
8. JMA-FR, 2024. Auteur : Maëlle Gatard. Professeur : Christian Dupraz. Experte externe : Jeanne de Bussac. Expert durabilité : Alvaro Varela. Lauréat Prix FAS 2024 et Prix Durabilité HEIA-FR 2024. Extraits du texte : Maëlle Gatard
9. JMA-FR, 2023. Auteur : Nicolas Brutinel. Professeure : Tanya Zein. Expert externe : Pierre Bonnet. Lauréat Prix Durabilité HEIA-FR 2023, Sélectionné Prix Master SIA 2023. Extraits du texte : Nicolas Brutinel, Tanya Zein
10. JMA-FR, 2024. Auteur : Coline Bonnafous. Professeure : Isabel Concheiro. Expert externe : Yves Schihin. Expert durabilité : Laurent Guidetti. Lauréat Prix Architectes pour le climat 2024, Sélectionné Prix Master SIA 2024. Extraits du texte : Coline Bonnafous
11. Source : Isabel Concheiro, « Revaloriser et expérimenter : la transformation de bureaux en logements en Suisse », La transformation de bureaux en logements, Cahier d’acteurs, 2024