L'u­sa­ge struc­tu­rant de la cou­leur

Le retour de la couleur sur les façades de plusieurs nouveaux projets pose instamment la question du sens de cette évolution. Afin de comprendre ce changement, nous l’avons confronté aux expérimentations polychromes des débuts de la modernité

Data di pubblicazione
11-06-2013
Revision
23-10-2015

Si les recherches sur les effets optiques de la couleur semblent aller de pair avec la naissance du mouvement moderne, elles sont souvent des versions affinées de travaux antérieurs remontant au 19e siècle1. La particularité des versions modernes de ces recherches est leur rapidité à trouver le moyen de quitter le champ de la peinture pour trouver des applications dans celui de la production industrielle et de l’architecture.
Si au Bauhaus ce sont encore des peintres qui s’activent autour de ces questions, l’interdisciplinarité qui caractérise l’école rend possible certains croisements, certains déplacements d’une discipline à l’autre. Les tisseurs, les verriers, les menuisiers sont tout autant concernés par les travaux sur la couleur que les artistes. Au sein du Bauhaus, l’approche holistique de quelqu’un comme Johannes Itten côtoie les recherches appliquées de Josef Albers. Le premier est à l’origine d’une véritable phénoménologie de la couleur à forte connotation ésotérique. Josef Albers, qui dirige à partir de 1923 l’atelier de vitrail, va lui aussi développer une théorie des combinaisons chromatiques et leur impact sur la perception. L’un comme l’autre ne se cantonnent pas pour autant à la dimension optique de la couleur. Les travaux pratiques d’Albers autour du vitrail le mènent à considérer la couleur comme un élément capable de structurer l’espace.
Quant aux recherches d’Itten, elles sont bien plus pratiques que ne le laisse supposer le caractère systémique de ses cercles chromatiques. Chargé d’un cours propédeutique sur la forme, il s’efforce de transmettre l’art de travailler en accord avec le matériau dont on dispose. Sa réflexion déborde largement le champ de la création pour s’ouvrir à celle du sens de la vie. La couleur est une voie pour retrouver l’équilibre intérieur qui fait défaut à l’homme moderne. Itten fait partie plus largement d’un courant ésotérique qui traverse tout le début de la modernité et qui remonte au 19e siècle. La théosophie de Steiner et de Mondrian, le zoroastrisme d’Itten sont des étapes incontournables de la pensée moderne, trop souvent écartées dans une lecture de l’histoire privilégiant l’avènement du fonctionnalisme.
Dans cette perspective, la couleur serait un outil qui pourrait être instrumentalisé. Itten pense pouvoir définir des règles rationnelles au service d’un nouvel artisanat. Sa collaboration avec la tisserande Gunta Stölzl en est un bel exemple. Si aujourd’hui les théories du cercle chromatique d’Itten ont été partiellement dépassées par les recherches en optique, elles n’en restent pas moins des ébauches tout à fait crédibles. Dans les deux cas (Itten et Albers), le savoir sur l’impact des couleurs découle d’un travail initial de décomposition du maelstrom chromatique qui envahit la rétine à tout instant. L’un comme l’autre tentent, dans des contextes certes différents, de séparer les choses pour mieux s’en servir. Plus important, l’un comme l’autre considèrent la couleur non pas comme une peau, une surface, mais comme quelque chose ayant à faire à l’espace. Pour Itten comme pour Albers, la couleur est un matériau de construction. Tous deux connaissent et admirent le chef d’œuvre expressionniste de l’architecture polychrome : le pavillon de verre à la foire de Cologne en 1914 par Bruno Taut. Composé de prismes colorés, ce bâtiment à la gloire du verre est un véritable kaléidoscope capable de trier et de recomposer les couleurs qui constituent la lumière. 

Du cercle chromatique d’Itten aux couleurs primaires du De Stijl


Si la couleur est utilisée pour créer des atmosphères particulières, elle peut surtout aider la mise en place d’une perception analytique d’un volume. L’usage de la couleur dans les réalisations des architectes de De Stijl constitue un croisement particulièrement réussi de la décomposition chromatique et de la tectonique moderne. Tant les représentations (élévations, axonométries) que les projets réalisés font preuve d’une volonté de distinguer les parties et les forces qui entrent en jeu dans la constitution de l’espace bâti. Cet esprit d’analyse reposant sur la décomposition caractérise les travaux d’un des pionniers du mouvement : Theo van Doesburg. Dans cette optique, l’esprit moderne naîtrait de la rencontre entre une esthétique épurée, un certain éloge de la fonction et un désir d’analyse. Le bâti doit donner à voir les principes qui le régissent. La couleur va jouer le rôle de catalyseur de cette mise en évidence. Tantôt en structurant, tantôt en attaquant frontalement l’ordre des choses, la couleur incite à réfléchir sur les particularités spatiales d’un volume ou d’un espace donné. 
Quand Friedrich Kiesler présente sa Cité dans l’espace à l’Exposition internationale des arts décoratifs à Paris, en 1925, c’est bien de cela qu’il s’agit : proposer un manifeste dynamique de De Stijl, faisant preuve d’une grande lisibilité structurelle. L’assemblage apparent de la structure suspendue était complété par un assemblage chromatique. Il se composait d’une construction en bois faisant l’éloge de l’orthogonalité, et de plans verticaux colorés, rouges, bleus et jaunes. Ce projet incarnait parfaitement l’aspiration pédagogique de la décomposition structurelle pratiquée alors par les adeptes de De Stijl. L’orthogonalité et les quadrilatères chromatiques participent au même effort d’éveil esthétique de condition moderne. Bien plus qu’un dispositif d’exposition, la Cité dans l’espace représente une expérience d’immersion dans un espace décomposé, capable d’incarner la nouvelle culture constructive.

La joie d’habiter des Eames 


Vingt-cinq ans plus tard, Charles et Ray Eames reprennent les mêmes rectangles de couleurs pour ce qui est venu à incarner leur plus belle réalisation : leur propre maison à Pacific Palisades en Californie (Case Study House No. 8). Ici aussi, la simplicité structurelle de la maison censée pouvoir être librement copiée dans le cadre du programme Case Study House2 s’accompagne d’un acte de décomposition chromatique. La juxtaposition de plans de couleurs primaires doit être perçue comme un élément essentiel de la lisibilité structurelle. De van Doesburg aux Eames, la distinction des couleurs donne à chaque fois lieu à une véritable leçon de modernité : un conditionnement d’où doit découler la nouvelle façon de considérer le bâti. 
Dans la seconde moitié du 20e siècle, les croisements entre expérimentation chromatique et architecture se multiplient. L’évolution des techniques avec la généralisation des résines synthétiques est vécue globalement comme une explosion de couleurs. Le Corbusier, qui s’était déjà rangé du côté de ceux qui rejettent le mur blanc à la grande manifestation Weissenhofsiedlugen3 en 1927 à Stuttgart, réalise en 1967 un de ses bâtiments les plus ouvertement disposés à une perception structurante de la couleur en architecture : le Pavillon Heidi Weber à Zurich.
L’avènement de l’Op art4 crée les conditions pour réaliser des expériences polychromes à grande échelle. La remise en question d’une certaine orthodoxie moderniste, celle des villes blanches des années 1950, va donner un nouvel élan aux partisans des pratiques polychromes. En 1967, Emile Aillaud réalise la Grande Borne, une vaste cité d’habitat social de 3685 logements, entièrement revêtus de pâte de verre (bâtiments courbes) et de grès cérame (bâtiments droits). Plus de 40 couleurs sont sollicitées pour créer les atmosphères particulières des 28 quartiers de ce grand ensemble qui se déploie sur 70 hectares. La particularité de la coloration de la Grande Borne est son inscription dans une réflexion globale sur l’identité des lieux. L’orientation, la largeur des rues ou encore la proximité d’une école seront autant de facteurs pour déterminer les choix chromatiques. 
La couleur n’est donc plus bannie de la ville moderne. Elle en devient un composant essentiel. A cette nouvelle alliance entre couleur et modernité s’ajoute un regain d’intérêt pour les pratiques polychromes vernaculaires. Alors comment interpréter l’engouement actuel dont font preuve de nombreux projets d’envergure pour les compositions chromatiques manifestes ?
Que reste-t-il du désir de pédagogie émanant des premières expériences de De Stijl ? De quoi est-il question, quand Dominique Perrault recouvre de grands panneaux colorés la façade de son extension à l’EPFL5, ou encore quand Sauerbruch Hutton élaborent des stratégies complexes pour des bardages polychromes ? Si le substrat idéologique qui caractérisait les pionniers du Bauhaus et de De Stijl n’est plus à l’ordre du jour, la couleur reste un outil capable de conditionner la perception d’un ensemble bâti. En cela, elle est un paramètre qui a toute sa place dans la conception d’un bâtiment. Traitée de la sorte, la couleur n’est pas un attribut ornemental secondaire, mais un acteur de premier ordre, au même titre que la volumétrie globale d’un ensemble. 
Pour en avoir fait une des spécificités de leur bureau, Matthias Sauerbruch et Louisa Hutton incarnent aujourd’hui plus que quiconque cette volonté d’élever la couleur au rang d’élément structurant de la conception architecturale. Leurs projets ne se cantonnent pas à colorer des bâtiments, mais donnent souvent l’impression de bâtir avec de la couleur. La couleur n’est pas une finition. Elle entre en considération dès la phase de conception d’un bâtiment donné. En cela, ils gardent un lien direct avec la conception des pionniers de De Stijl. Le rapprochement n’est pas formel mais structurel. Dans cette perspective, la couleur sert à composer, mais aussi à décomposer et comprendre les volumes. La caserne de pompiers/commissariat de police berlinoise qu’ils ont réalisé en 2006 illustre assez bien cet usage approfondi de la couleur : ici, la distinction entre les deux occupants du bâtiment se fait par un jeu de dégradés qui passe du vert au rouge. Révélatrice de ce qui se trame à l’intérieur, la couleur fonctionne comme un élément qui conditionne l’usage du bâtiment. 
Force est de constater que l’approche élaborée de Sauerbruch Hutton ne constitue pas la règle. L’usage superficiel, plus cosmétique que structurant, est bien plus répandu. Dans cette optique post-psychédélique, la couleur sert à combler des faiblesses ou simplement à agrémenter des surfaces sans intérêt. S’il n’est pas interdit de revendiquer une telle utilisation, il est aussi très probable qu’il ne s’agisse que d’un effet de mode, qui passera aussi rapidement qu’il est apparu. Ce qui restera alors, ce seront les rares occurrences d’un emploi conscient et critique de la couleur.

 

Notes

1 En 1810, Philipp Otto Runge publie Die Farbenkugel (La sphère des couleurs), dans lequel il décrit un schéma en trois dimensions permettant d’organiser toutes les couleurs, selon leur nuance, leur luminosité et leur degré de saturation.
2 Lancé à l’initiative de la revue Arts & Architecture, le Case Study House Program a pour objectif de concevoir et de construire des modèles de maisons individuelles économiques et fonctionnelles en prévision du boom provoqué par la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’annonce du Case Study House Program affirme que « les maisons doivent pouvoir être reproduites et en aucune façon être des créations particulières. » Puis « les maison[s] […] ser[ont] conçue[s] dans l’esprit de notre époque, en utilisant dans la mesure du possible, de nombreux matériaux et techniques issus de la guerre, les mieux adaptés à l’expression de la vie de l’homme dans le monde moderne. » Les architectes sollicités sont parmi les importants de l’époque : Richard Neutra, Craig Ellwood, Charles et Ray Eames, Pierre Koenig et Eero Saarinen. Au total, 36 projets sont conçus entre 1945 et 1966.
3 La cité de la cour blanche est un lotissement de maisons ouvrières construites dans le cadre de l’exposition Wohnung. L’objectif étant de marquer l’avènement d’une nouvelle architecture, la consigne avait été donnée par par le directeur de la manifestation, qui n’était autre que Mies van de Rohe : choisir des tonalités colorées pâles pour préserver l’unité de l’ensemble. Quelques jours plus tard, la décision est prise de privilégier le blanc. Seuls trois projets présentent des couleurs vives : celui de Taut, de Mart Stam et de Le Corbusier. Mark Wigley, White walls, designers dresses, MIT press, p. 305.
4 Art optique 
5 Un article sera consacré à ce projet dans le numéro 13-14/2013 de Tracés.

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