«C’est la con­tra­dic­tion qui fait le mou­ve­ment des cho­ses»

Entretien avec l’architecte portuan Eduardo Souto de Moura.

Data di pubblicazione
03-09-2013
Revision
24-08-2015

« Le beau, ce n’est pas le beau en lui-même, mais c’est l’énergie dépensée pour y parvenir. Le beau, c’est le rapport entre les choses. Pour que le beau apparaisse au grand jour, il faut du drame, de la tension. Et surtout, des défauts. » Les propos tenus par Eduardo Souto de Moura sont sans ambiguïté. Pour lui, la chose belle est forcément imparfaite. La contradiction, le contraste, c’est un peu le leitmotiv du Pritzker 2011. L’architecte portugais débute sa carrière en travaillant pour Álvaro Siza, alors que le pays traverse son époque la plus féconde en termes d’urbanisme et d’architecture. Il ouvre ensuite sa propre agence, qui compte aujourd’hui une trentaine de collaborateurs. Il a réalisé une soixantaine de projets, pour la plupart dans son pays natal, mais aussi en Suisse, en Espagne, en Italie, au Royaume-Uni ou encore en Allemagne. L’une de ses œuvres les plus remarquables, le stade de Braga, juché à flanc de colline. Rencontre dans son bureau rua do Aleixo, à Porto.

Tracés : Pendant la dictature fasciste, le modernisme était interdit au Portugal. Vous avez commencé à construire peu après cette période. Est-ce que des « restes » de cette dictature étaient encore perceptibles dans le domaine de la construction ?
Eduardo Souto de Moura : Comme dans tout système politique, même au sein d’une dictature, il y a confrontation. En Italie, le débat entre le futurisme, le moderne donc, et le néoclassicisme était palpable. La confrontation était puissante, et je crois que c’est finalement le néoclassicisme qui l’a emporté. Il faut admettre qu’il y a une très bonne production architeturale moderne fasciste. 
En Espagne, mais aussi au Portugal, il y a eu une production moderne pendant la période du fascisme. Le ministre de la culture, avant Salazar, était fasciste et cultivé ; c’était un ami de Marinetti1. Le moderne était donc possible. Mais les conditions ont effectivement changé avec l’arrivée au pouvoir de Salazar2. Il était proche de l’Italie et s’est inspiré du néoclassicisme, il en a fait le langage de son système politique. Bon nombres d’édifices à Lisbonne et Porto ont été dessinés par des Italiens. 
Tous ceux qui appréciaient le langage architectonique moderne étaient frustrés au Portugal. Mais les architectes avaient tout de même la possibilité de réaliser des constructions d’inspiration moderne dans les colonies. Etre moderne à cette époque au Portugal, c’était être contre le régime en place. Le moderne était un manifeste contre le gouvernement fasciste. C’était ainsi au Portugal, mais ce n’est pas vrai en général. Plusieurs architectes italiens étaient à la fois modernes et fascistes. Le langage architectural est autonome. Ce n’est pas parce qu’un architecte construit des colonnes qu’il est fasciste ou communiste. 
Quand j’ai fini l’école, je suis allé faire mon service militaire, ce qui n’était pas agréable, puis j’ai commencé à travailler. A ce moment-là, le Portugal mettait en place un programme pour refaire le pays. Il manquait de tout, des établissements publics, des logements, des hôpitaux, des écoles. Le Portugal n’est pas vraiment européen, c’est un pays marginal. Les avant-gardes étaient à disposition des gens riches qui pouvaient voyager. Il y a un moment où il y a des contradictions. Quand la révolution a commencé, l’avant-garde américaine était là. Il y a avait alors une exposition sur l’architecture postmoderne à Lisbonne. On y a invité les architectes de Porto. Ils ont refusé : après une quarantaine d’année de postmodernisme, ils voulaient maintenant être modernes, plus postmodernes. Comme le disait Rimbaud, « il faut être absolument moderne ». Après la guerre, toute l’Europe traverse une période de rejet du modernisme ; on le dit responsable de tous les maux. Le Portugal n’avait ni vécu la guerre, ni expérimenté l’architecture moderne. Alors qu’ailleurs le postmoderne était là pour tuer le moderne. Quand j’ai commencé à construire, c’était en plein mouvement collectif moderne. Comme Le Corbusier, il fallait faire des pilotis. J’étais fan de Mies van der Rohe, le plus pur. 
Son langage architectural était un moyen de créer un mouvement rationnel, un projet global avec un type de construction industrielle. C’était ce dont avait besoin le Portugal à ce moment-là. Ma génération avait la volonté d’être très moderne, alors que celle de Siza est un peu romantique. Le Portugal était en deçà de l’histoire de l’architecture contemporaine. Il a été fasciste ou néoclassique alors que le moderne essaimait en Europe. 
Et après, mon pays a été très moderne, alors que l’Europe pratiquait une sorte de néo-moderne radical, à l’instar de Jean Nouvel. Lorsque Mies van der Rohe est devenu un géant de l’architecture en Europe, on s’en inspirait déjà depuis quelques temps au Portugal. 

Vous parlez de Mies van der Rohe à l’imparfait. Votre estime à son égard s’est-t-elle estompée au fil du temps ? Le Portugal devait-il s’inspirer de son langage architectural à un moment donné et plus aujourd’hui ?
Je continue à être fan de Mies van der Rohe, mais d’une manière différente. C’est un personnage pour qui j’ai une grande considération. J’ai étudié en profondeur son travail, qui est très complexe. Ce qui m’intéresse chez lui, c’est qu’il est humain, comme nous. Il ne se place pas au-dessus des autres, il ne se prend pas pour une pop star. Il a des doutes, rencontre des problèmes, se pose des questions en tant qu’architecte. Il est plein d’hésitations et de contradictions. Il est de formation classique, mais il est en même temps très moderne. Selon moi, il a traversé son existence en hésitant entre une architecture fermée et une architecture ouverte.
Plus que pour son architecture en soi, Mies van der Rohe m’intéresse pour ses contradictions. Il construisait en verre, en transparence, en espace. Mais lui habitait dans un appartement classique. Toujours les fenêtres fermées, avec des meubles banals, avec des disques, des murs tapissés de peintures. Dans les maisons de verre qu’il construisait, impossible d’accrocher des peintures. Il construisait des logements dans lesquels l’extérieur et l’intérieur s’interpénétraient. Il pratiquait une architecture contextualisée. 
En tout cas, Mies van der Rohe est toujours quelque part dans ma tête, par exemple quand je dois percer un mur pour faire une fenêtre. Là je me dis « comment Mies van der Rohe aurait ouvert cette paroi ? ». 

Les fenêtres... Vous en avez fait une sorte d’obession. Vous appréhendez de faire des fenêtres, de percer des murs. Vous pouvez développer ? 
Faire des fenêtres, c’était effectivement une appréhension pour moi, mais cela appartient au passé désormais. Un bâtiment doit être percé de fenêtres. Et ce qui doit être fait nous donne beaucoup de force. La fenêtre, c’est la lumière, le non mur. Elles varient selon le type de bâtiment. Quand on construit un édifice d’habitations sociales, il y a très peu d’argent à disposition. Vous vous trouvez face à un mur, il faut faire des trous, c’est tout.
J’ai eu la possibilité de faire trois tours d’habitat social à Barcelone, avec très peu d’argent. Il m’a fallu inventer un type de fenêtres pour ces trois édifices. 
Il y a de multiples manières de percer un bâtiment. Après ces tours, j’ai été chargé de la réhabilitation d’un monastère au sud du Portugal. Un très bel édifice avec un mur d’un mètre d’épaisseur. Il était à l’origine destiné aux moines, il avait de toutes petites ouvertures. Je l’ai adapté. Et j’ai finalement percé 120 fenêtres ! En matière de fenêtre, je suis donc rôdé. Ce n’est plus une tâche académique pour moi, c’est devenu banal, naturel. Comme se laver les dents. 

La fenêtre a d’ailleurs été le sujet de votre exposition à la dernière Biennale de Venise...
Oui parce que j’étais obésédé par elle à ce moment-là. Je venais de finir le projet du monastère. Je venais de passer des mois entiers à penser « fenêtre ». La plupart des architectes ne savent pas faire des fenêtres. Personne ne sait ouvrir, faire des trous. Il y a des exceptions. J’aime les fenêtres de Siza, j’aime les fenêtres de Diener & Diener. Pour le reste, c’est un désastre. Mes étudiants ne comprennent pas pourquoi ça prend autant de temps pour faire des fenêtres, ils sont résistants. Dans l’architecture aujourd’hui, il nous manque en fait l’épaisseur. Pour les fenêtres historiques, il y avait un rapport qui fonctionnait entre largeur, hauteur, épaisseur. Aujourd’hui, les murs font 20 cm…

Revenons à votre travail architectural. Au début de votre carrière, vous avez construit des maisons, pour vos amis. Selon Paul Chemetov, la maison est un laboratoire pour l’architecte, un atelier. Si la maison constitue un petit projet, les contraintes sont les mêmes que pour n’importe quel chantier. Qu’en pensez-vous ?
J’ai commencé à construire pour ma famille. Pour moi, la maison est comme n’importe quel autre chantier, c’est effectivement un laboratoire. Je continue à aimer constuire des maisons. C’est l’endroit où je peux exprimer mes doutes ; pour les fenêtres, les portes. On peut tenter des choses dans une maison qu’on ne peut pas tenter dans un édifice public. La maison, c’est une typologie qui raconte l’histoire de l’architecture.

Comme on le sait, la crise touche actuellement plusieurs pays d’Europe, et notamment le Portugal. Comment est-ce que cette crise influe sur le secteur de la construction dans le pays ? Etes-vous obligé de vous tourner vers l’étranger pour pouvoir continuer à exercer votre métier d’architecte ?
Il n’y a rien à faire au Portugal. J’ai gagné des prix. On m’invite donc à l’étranger pour faire des concours. J’en fais beaucoup, et de temps en temps j’en gagne un. C’est pour ça que je continue d’avoir un bureau avec une trentaine de personnes. Mais c’est fini ici, c’est horrible de dire ça, mais c’est comme ça. Peut-être que ça va changer dans une décennie. C’est la contradiction qui fait le mouvement des choses. On a besoin de l’architecture pour vivre, mais on n’a pas assez d’argent pour construire, c’est une contradiction. L’architecture ce n’est pas une décision bureaucratique. C’est un processus collectif qui nécessite de la volonté. Et il n’y a pas de volonté au Portugal pour l’architecture. 

Mais vous construisez en ce moment à Porto...
A Porto ? J’ai commencé un édifice il y a deux ans. Mais il est en stand-by. C’est un édifice collectif de trois étages en béton (fig. 2). 
En ce moment, je construis plutôt à l’étranger. En Belgique, je viens de terminer un crématoire. Je construis actuellement la cafétaria de ce crématoire. J’ai un projet en cours à Naples avec Siza, pour des stations de métro. En France, je construis un immeuble d’habitation à Bordeaux. En Suisse, j’ai achevé un bâtiment sur le campus Novartis. En Espagne, j’ai été expulsé d’un chantier. J’ai aussi des projets à Marseille, en Chine, en Angola. J’avais un projet de ville dans le désert non loin d’Abou Dabi. C’est suspendu à cause du Printemps Arabe. 

La presse spécialisée et le milieu de l’architecture vous associent souvent vous, Álvaro Siza et Fernando Távora. Le fameux « trio portugais ». Cette « Ecole de Porto » existe-t-elle à vos yeux ? Ou est-ce que ça vous agace ?
Oui, ça m’agace (soupirs). Quand on parle d’école, on entend organisme, structure, propositions collectives, didactique et pédagogie communes. Je ne vois pas ça à Porto. Le langage architectural de Távora et Siza est très différent. Távora est très moderne, très vernaculaire, il admire Le Corbusier. Siza a beaucoup étudié Alvar Aalto et Adolf Loos. J’ai travaillé avec Siza, j’ai étudié Mies van der Rohe. Nous sommes issus de périodes différentes, nous avons des intérêts architecturaux différents. 
A Porto, les étudiants collaborent souvent avec leurs professeurs, on devient amis, on part ensemble en voyages, avec nos conjoints et nos enfants. Si c’est ça une école, alors oui il y a une école à Porto (rires) ! Mais si une école c’est une façon de voir le monde avec un langage architectural commun, ça n’existe pas ici. Ici, on mange, on parle, on discute. 

Vous admirez le travail de Beuys, de Chirico, Donald Judd. Chez vous, l’attrait pour l’art joue-t-il un rôle dans le processus de construction ?
Il n’y a pas de lien direct entre mon travail et les artistes dont j’admire l’œuvre. Comme le montre la Casa do Cinema Manoel de Oliveira (voir ci-contre), cela s’avère très dangereux de s’inspirer directement d’une source. Il faut être conceptuel. Faire usage de l’analogie visuelle, c’est ridicule. 
Je ne connaissais pas Donald Judd. Ce sont mes étudiants de Zurich qui m’ont parlé de lui. A un moment donné, je me suis rendu compte que j’étais las de l’architecture. Je voulais devenir photographe pour être seul à décider de mon travail. L’architecture dépend de beaucoup de monde, il faut tenir compte de multiples contraintes. Donald Judd, lui, voulait devenir architecte. Il en avait marre de la solitude de l’artiste ; il devenait fou seul dans son bureau. Il est mort au moment où je voulais l’inviter à Porto. 
Quant à Beuys, c’est Jacques Herzog qui m’en a parlé. J’aime cette idée de domestication de son coyote3. J’ai cette histoire en tête quand je pense un bâtiment. A l’instar du coyote, le bâti est un élément sauvage qu’on doit apprivoiser. Comment s’approcher de lui, comment le dominer sans violence ? Comment s’y intégrer ? A l’issue de la performance de Beuys, le coyote vient manger dans sa main. L’édifice nous dit ce dont il y a besoin. Il y a là une idée très belle du rapport entre l’homme, la nature, l’art. En architecture, il y a aussi cette idée de domestication dans un projet. Le monastère que j’ai réhabilité au sud du Portugal a été ce coyote. Beuys allait dans cet espace de performance, avec son grand manteau. Moi j’allais fumer la nuit dans ce monastère. Chacun sa manière d’apprivoiser son coyote.

 

Notes

1. Filippo Tommaso Marinetti est un écrivain italien du début du 20e siècle. Il est l’instigateur du mouvement littéraire du futurisme, pendant du mouvement artistique du même nom. Il soutient l’entrée en guerre de l’Italie, Mussolini et le fascisme. 
2. António de Oliveira Salazar arrive au pouvoir en 1932. Il instaure un régime autoritaire, l’Estado novo. Il soutient Franco durant la Guerre d’Espagne. Sa santé affaiblie, il laisse le pouvoir au salazariste Marcelo Caetano et meurt 1970. La Révolution des œillets met fin à la dictature en 1974 (Le film Les Grandes Ondes (à l’Ouest), du lausannois Lionel Baier, s’intéresse à cette période de l’Histoire portugaise. Il sort sur les écrans romands le 18 septembre www.lesgrandesondes.com).
3. En 1974, Joseph Beuys se fait enfermer dans une galerie new-yorkaise avec un coyote fraîchement capturé au Texas. L’artiste allemand tient une canne de berger et porte des étoffes de feutre, régulièrement déchirées par les dents de l’animal. Dans cet espace, la bête et l’homme apprennent à vivre ensemble trois jours durant. Puis chacun est réexpédié dans son environnement familier

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