Le vê­te­ment: l'ar­chi­tec­tu­re po­li­ti­que du corps

Léopold Lambert estime que le vêtement, tout comme l'architecture, ne pourrait être politiquement neutre.

Data di pubblicazione
27-02-2014
Revision
13-10-2015

Pourquoi portez-vous les vêtements que vous portez ? Il ne s’agit pas d’un interrogatoire sur votre style mais d’une invitation à considérer vos habitudes vestimentaires sous un autre angle. Que représentent-ils pour vous et que voulez-vous dire à travers eux ? J’ai déjà eu l’occasion de montrer dans les pages de Tracés que nulle architecture ne pourrait être politiquement neutre et que toute tentative d’atteindre la neutralité ne fait que consacrer la violence de la norme ; il en va de même pour le vêtement. 
Notre corps possède un certain nombre de caractéristiques, inhérentes ou pas, qui nous situent et déterminent notre degré de convergence à la norme. En d’autres termes, dans la société occidentale, le corps d’un homme blanc se trouve plus proche du corps normatif que celui d’une femme noire ou transgenre. Il en résulte une violence sociale proportionnelle au degré de différenciation par rapport à la norme. Selon cette perspective, le vêtement peut être envisagé comme un objet conçu et produit pour situer un corps vis-à-vis de la norme. Ces caractéristiques sont par ailleurs applicables à un ensemble d’objets (maison, voiture, bijou, sac à main, etc.) considérés non pas pour leurs qualités intrinsèques, mais plutôt pour leur valeur monétaire, leur rareté et leurs propriétés identificatoires – c’est ce qu’on appelle le luxe. 
Ce qui m’intéresse ici, c’est la disposition du vêtement à être porteur d’un imaginaire social, culturel, lié à la race ou au genre. Ce dernier aspect est relativement évident lorsqu’on observe que la plupart d’entre nous continue à se procurer des vêtements dans des espaces nous indiquant explicitement quels produits sont destinés au genre auquel notre corps se trouve associé. Le port du pantalon1 a ainsi longtemps été une revendication féminine, métaphore vestimentaire de la conquête des positions de pouvoir qui lui étaient associées.
Prenons maintenant un autre vêtement à caractère polémique : le hijab ou voile islamique. Unanimement (ou presque) décrié par la classe politique française, le discours qui lui est réservé est dénué de toute complexité culturelle et sociale. Il suffit pourtant de regarder la situation historique du hijab dans un pays comme l’Iran pour se rendre compte qu’on ne saurait le juger indépendamment de son contexte. Sous le régime du Shah, le port du voile islamique était interdit ; puis, suite à la Révolution de 1979 qui aboutit à la formation d’une république islamique, son port devint obligatoire pour les femmes. Comme Mimi Thi Nguyen2 le remarque, les deux situations ont ceci en commun que la répression, dans les deux cas, est le fait des hommes. Le hijab ne peut donc pas être intrinsèquement considéré comme un objet oppressif ou libérateur. Parmi celles qui le portent aujourd’hui dans la société occidentale, on trouve aussi bien des femmes contraintes que des femmes revendiquant explicitement une identité collective.
Mais l’exemple récent le plus frappant quant à l’importance du vêtement dans l’exacerbation d’un imaginaire social et identitaire, est celui du meurtre du jeune afro-américain Trayvon Martin le 26 février 2012 en Floride. Martin, portait alors un hoodie (sweat-shirt à capuche) et traversait le quartier privé où résidait la compagne de son père, lorsque George Zimmerman, un civil employé à la sécurité du quartier, fort de ses préjugés vis-à-vis d’un jeune noir portant un hoodie, l’interpella. Leur confrontation aboutit au meurtre par balle de Martin. Le hoodie porté par Martin le soir de sa mort fut présenté comme pièce à conviction lors du procès de Zimmerman, preuve que ce morceau d’étoffe a pu avoir une incidence dans le déroulement des événements. Pour la défense de Zimmermann et pour le jury qui l’innocenta, le vêtement est porteur d’indications quant au genre, à la race et à l’appartenance sociale de celui qui le porte. De là à en faire l’indice d’une prédisposition au crime, il n’y a qu’un pas. 
Je repose la question : pourquoi avez-vous choisi les vêtements que vous portez aujourd’hui ?

 

Notes

1. Pour lire davantage à ce sujet, je recommande le livre Une histoire politique du pantalon par Christine Bard (Seuil, 2010).
2. Mimi Thi Nguyen est professeure à la faculté des Women and gender studies de l’Université d’Illinois – Champaign. Elle y donne un cours sur la mode et la politique et co-édite le weblog Threadbared.

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