Ica­re en dro­ni­ste

Ici est ailleurs

Eugène philosophe sur la prolifération des « faux bourdons »

Data di pubblicazione
12-02-2015
Revision
25-10-2015

« Le territoire national est surmonté sur la totalité de sa superficie d’un ‹ espace aérien › » rappelle Georges Perec dans son merveilleux essai sur la notion d’espace : Espèces d’espaces. Quarante ans plus tard, cette affirmation qui, à l’origine, ne semblait ni étonnante ni révolutionnaire, prend tout son sens. Désormais, nos territoires nationaux sont survolés par des drones. 

Fin 2013, Jeff Bezos, patron d’Amazon et qui n’a pas la réputation d’être un clown à pif rouge, annonce que sa compagnie prévoit dans un avenir proche des livraisons par drones pour des colis n’excédant pas deux kilos. En juillet 2014, un Airbus A320 manque de percuter un drone lors de son décollage de Heathrow, à 230 mètres d’altitude. En France, depuis le mois d’octobre, 17 sites nucléaires ont déjà été survolés par des drones embarquant une caméra. Or l’espace aérien autour d’une centrale nucléaire est strictement interdit dans un périmètre de 5 kilomètres et en dessous de 1000 mètres d’altitude. Trop fun : les vidéos sont disponibles sur YouTube ! Le 14 octobre, le match Albanie - Serbie en vue de la ­qualification pour l’Euro 2016 a été ­interrompu à la 41e minute. La faute à un drone qui survolait la pelouse et sous lequel était accroché une carte de la Grande Albanie. Baston générale entre joueurs et supporters sous l’œil du président serbe. Un incident diplomatique qui aurait relevé de la science-fiction cinq ans plus tôt. Et enfin, début 2015, les compagnies Squadrone System et AirDog annoncent la commercialisation prochaine de modèles capables d’embarquer une caméra GoPro pour filmer son propriétaire depuis le ciel. Par GPS, le drone suit votre smartphone ou votre montre connectée. Motocross, surf, skate : tous vos exploits filmés depuis la hauteur que vous aurez programmée. 

Et je ne parle que des drones civils. Les engins américains équipés de missiles, pilotés par joystick depuis des containers sécurisés au Nouveau-Mexique, ont déjà explosé des centaines de combattants (et pas mal d’innocents) au Pakistan, en Irak, en Afghanistan et en Somalie depuis une quinzaine d’années. 

Ce qui m’étonne le plus, c’est que cela n’étonne personne. 

Pour l’armée, l’industrie du divertissement, la police, les sociétés de surveillance, la télévision, l’agriculture, la météorologie et les réseaux sociaux, le drone semble être une aubaine. Peu à peu, ces quadricoptères dont le prix oscille entre 40 et 1200 euros pulluleront au-dessus de nos têtes. De plus en plus petits, de moins en moins coûteux, de plus en plus rapides, affichant une autonomie de plus en plus grande, transportant une charge utile toujours plus lourde. Bref, aussi novateur et riche en développements potentiels qu’une automobile au début du 20e siècle.

A propos de voiture, lorsque Renault avait lancé en 1993 sa célèbre Twingo, un génie du marketing avait trouvé le slogan qui claquait : « A vous d’inventer la vie qui va avec. » L’arrivée du drone dans nos magasins correspond à cent pour cent à ce statement euphorique… 

Qui sait ? Bientôt un ciel sans drone sera aussi bizarre qu’une nuit sans étoile. Comme je ne suis ni spécialiste ni prophète (deux synonymes d’escroc), j’ignore quels seront les usages futurs du « faux bourdon ». Mais une chose est sûre : si aujourd’hui, le roi Minos enfermait Dédale et son fils Icare dans le labyrinthe, nul doute que l’ingénieux Dédale ne recourrait pas à des plumes et à de la cire pour s’évader. Le savant piloterait un drone au-dessus du labyrinthe pour comprendre sa position et établir le parcours vers la sortie. Icare ne serait donc pas mort en s’approchant inconsidérément du soleil. Exalté et fasciné, le jeune geek passerait des heures à regarder sur l’écran de son iPad le monde filmé par une GoPro, fixée sous ­l’engin à quatre rotors. 

Un droniste n’est qu’un Icare par procuration.

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