Le fleuve re­trou­vé

La troisième correction du Rhône, dite R3, vise d’abord une sécurité optimale, mais elle intègre aussi la question du paysage et veut renouveler la relation des habitants avec leur fleuve. Dans ce dossier, un entretien avec l’un des acteurs de ce projet pharaonique, une mise en perspective historique des corrections et un zoom sur deux des tronçons sensibles, à Viège  et sur le coude de Martigny.

Publikationsdatum
30-08-2019

Corriger le Rhône une troisième fois, mais autrement, en composant avec un territoire en développement et de nouveaux enjeux locaux et globaux. Tony Arborino, chef de l’Office cantonal de la construction du Rhône (OCCR3) du Canton du Valais, revient sur la stratégie mise en œuvre pour assurer la sécurité de la plaine et permettre aux habitants de la vallée de se réapproprier le fleuve après des siècles de désamour.

Tracés: Les crues exceptionnelles de 1987, 1993 et 2000 ont imposé de réfléchir à de nouvelles manières de protéger la plaine. En quoi cette troisième correction sera-t-elle différente des deux précédentes, dans ses objectifs, ses principes et sa mise en œuvre?
Tony Arborino: Qu’il s’agisse de la première, de la deuxième ou de la troisième correction du Rhône, l’objectif a toujours été le même : protéger la plaine et ses habitants. Sauf que la plaine et ses habitants ont changé; on a davantage construit ces cinquante dernières années qu’au cours des 10 000 précédentes ! En cas de crue exceptionnelle, on parle aujourd’hui de 20 milliards de francs de dégâts potentiels, de 100 000 personnes concernées... Donc, oui, le paradigme a changé. Et comme elle doit être durable, la troisième correction du Rhône ajoute à celui de la sécurité deux objectifs tout aussi essentiels : l’amélioration des aspects environnementaux et socio-économiques. La plaine doit pouvoir continuer à se développer.

Le cadre légal1 a par ailleurs évolué, en imposant au début des années 1990 un double impératif : la protection contre les crues et la restauration des fonctions écologiques. Quand on intervient sur un cours d’eau, il faut désormais le « renaturer », c’est-à-dire le rendre le plus proche possible de son état naturel. Dans le cas de la plaine du Rhône déjà fortement construite, revenir à un état plus naturel, c’est donner plus de place au fleuve, à l’intérieur de l’espace compris entre deux digues. C’est aussi nécessaire pour la sécurité : plus d’espace pour évacuer les crues, et pour construire des digues épaisses et solides ; cette vision, qui fait converger nature et sécurité, est très cohérente pour un ingénieur en hydraulique.

Concrètement, quelle stratégie de protection contre les crues et quelles solutions techniques avez-vous mises en œuvre pour cette troisième correction?
Après la crue de 1993, nous avons lancé une grande étude avec l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) sur le débit du Rhône. Nous nous sommes aperçus que les débits à prendre en compte aujourd’hui étaient supérieurs à ceux qui avaient été retenus lors des précédentes corrections. Les grandes crues qui ont eu lieu depuis et l’évolution de la plaine expliquent cette révision à la hausse. Nous devons aujourd’hui protéger des secteurs construits contre des crues supérieures parce que les dégâts potentiels sont bien plus élevés qu’avant.

Sur cette base, et après analyse des crues récentes en Suisse et ailleurs, nous avons étudié toutes les options possibles pour faire passer plus d’eau: surélever les digues, approfondir le fond ou élargir le cours d’eau.

En l’état actuel, si une digue cède, c’est littéralement un mur d’eau qui s’abat sur la plaine, avec un débit de 200 m3/s, comme lors de la crue de 2000. Les digues sont un point faible. Elles ont été construites à la pelle et à la brouette lors de la première correction du Rhône et renforcées ensuite avec du gravier : au lieu d’être épaisses et étanches, elles sont fines et poreuses...
La solution de rehaussement et de renforcement des digues n’en est pas vraiment une. Comme l’ont montré les crues de la fin du siècle dernier, des digues plus élevées permettent une élévation du niveau d’eau du Rhône, mais le danger est reporté sur les affluents qui ont du mal à se déverser dans le fleuve.

La seconde solution consiste à abaisser le fond du lit. D’un point de vue technique et hydraulique, la méthode est bonne. Elle comporte pourtant un inconvénient : le Rhône étant connecté à la nappe phréatique, abaisser son lit abaisse également par endroits le niveau de la nappe et le sol peut se tasser – ce qui représente un risque pour les constructions –, ou s’assécher. En revanche, on peut baisser le fond dans les systèmes très graveleux des cônes de déjection, là où les villes et les villages ont été historiquement construits. Par chance, cette solution fonctionne bien dans les espaces bâtis où la place manque pour élargir.

Enfin, la dernière solution consiste à élargir le lit du Rhône. Ce n’est pas la plus populaire parce qu’elle exige d’empiéter sur des terres occupées et souvent cultivées. Elle permet en revanche d’évacuer l’eau en toute sécurité tout en laissant se développer la végétation, la faune et aussi les activités de loisirs. C’est du trois en un.

Nous avons finalement conclu que l’élargissement, combiné à des approfondissements – lorsque c’est possible – et à des renforcements de digues, était la meilleure solution pour répondre aux trois exigences : sécuritaire, environnementale et socio-économique.

Ce qui change, c’est aussi l’acceptation de l’idée que le risque zéro n’existe pas, et que le système puisse déborder par endroits, à condition que ces débordements soient anticipés et maîtrisés. En ce sens, la troisième correction semble se faire plus humble que les précédentes vis-à-vis de la nature.
C’est vrai. Nous sommes sortis du rêve d’un ouvrage dimensionné en fonction d’un débit maximum et d’un temps de retour précis. La réalité est plus complexe. Nous raisonnons désormais de manière plus séquencée, par gammes de débit et niveaux de protection en fonction de l’occupation du sol. Notre objectif est de protéger toute la plaine contre les crues centennales2, c’est-à-dire d’évacuer en toute sécurité, de Gletsch au Léman, des crues 20% plus importantes que la plus grande crue observée à ce jour, celle d’octobre 2000. Mais le risque zéro n’existe pas et nous le savons. Même ce débit peut être dépassé. Nous avons donc prévu une protection supérieure dans les secteurs à fort potentiel de dégâts : les centres-villes, les sites industriels seront protégés contre les crues extrêmes. En complément, nous aménageons des digues submersibles, qui peuvent être débordées sans rompre et laisser l’eau s’écouler hors des zones densément bâties sans causer de dégâts majeurs aux infrastructures. C’est la notion de gestion du risque résiduel: nous prévoyons des cas de surcharge, c’est-à-dire la possibilité d’un débordement, et nous étudions les processus qui peuvent se produire pour en maîtriser les conséquences. Le but étant que l’ouvrage de protection ne se retourne pas contre nous, comme lors d’une rupture de digue par exemple.

On parle de troisième «correction» du Rhône, mais vous avez également utilisé le terme de «renaturation». On pourrait aussi parler de projet de paysage ou de territoire, car on est en réalité bien au-delà de la «correction».
C’est juste. En 2000, lorsque nous avons préparé ce dossier pour le Grand Conseil, nous nous sommes posé la question du nom qu’il fallait donner à ce projet. La sécurité restait l’axe principal. Finalement, le terme «correction» s’est imposé à nous, par une sorte de devoir de filiation, de respect du patrimoine et du travail de nos prédécesseurs. Nous ne voulions pas faire table rase du passé. Il ne s’agit pas d’effacer les deux premières corrections et de construire quelque chose de nouveau, mais plutôt de mettre à jour ce qui a déjà été fait.

Mais cette troisième correction est aussi un projet de territoire et de société. Il y aura des pertes de surfaces agricoles, mais en faveur d’une protection accrue des habitations, de la possibilité d’en construire de nouvelles, de la création d’aires de loisirs, de nouvelles options de mobilité. Un fleuve comme le Rhône, sur une parcelle unique de 160 km appartenant à l’État, offre tellement d’opportunités. Il est encore souvent associé à la mort – on parle de «se foutre au Rhône» – ou à un lieu dévalorisé, presque une décharge. La troisième correction offre l’opportunité de se réapproprier le fleuve, parce qu’elle va modifier l’image de la plaine et multiplier les usages possibles du Rhône, en amenant un paysage nouveau et changeant.

Dans les projets de renaturation, comme ceux de l’Aire ou de la Seymaz dans le canton de Genève, la question du dessin finit toujours par se poser: comment «dessiner» ou redessiner le lit d’un cours d’eau pour qu’il se rapproche d’un état «naturel»?
C’est simple : nous voulons un cours d’eau sûr, évoluant entre deux digues. Dans cet espace contenu, la nature décide de ce qui se développe. C’est l’avantage d’un fleuve aussi dynamique que le Rhône, riche en graviers; il n’est pas nécessaire de le «jardiner», à la différence d’un cours d’eau plus petit. Nous avons ici un paysage changeant, un fleuve qui évolue en fonction de chaque crue, en déposant des bancs de gravier ou en érodant d’autres, comme on le voit dans les grands cours d’eau de nos pays voisins. Aujourd’hui, la question du dessin concerne les berges, la route de la digue et les traversées de ville. C’est d’ailleurs l’objet du concours international que nous avons lancé en décembre 2018 pour l’aménagement des espaces publics du Rhône3. Mais il ne s’agit pas de « dessiner » la nature. Le fleuve le fera mieux que nous.

Élargir le Rhône par endroits signifie perdre des terrains, notamment agricoles. Comment cela a-t-il été géré?
La perte de surface agricole a été réduite, après la consultation de 20084. Elle est passée de 380 ha dans la première version à 310 ha dans la version adoptée par le Conseil d’État. L’emprise globale du projet devant être maintenue pour améliorer l’état naturel du fleuve et ainsi satisfaire les bases légales, nous avons reporté ces surfaces sur des sites pollués ou des forêts. Mais pour que l’agriculture sorte aussi gagnante de la troisième correction, le Conseil d’État a décidé de compenser ces pertes de surface par des investissements à hauteur de 200 millions de francs. Nous avons besoin d’environ 5 % de la surface de la plaine pour la sécuriser. Sur les 95% restants, nous investissons pour améliorer la productivité et ainsi atteindre un bilan économique favorable. Nous collaborons dans ce sens avec le service de l’agriculture qui met en œuvre des mesures d’accompagnement agricole collectives et individuelles.

Le projet va se dérouler sur plusieurs années. Quelles sont les grandes étapes à venir?
Aujourd’hui, nous avons pratiquement terminé de renforcer les digues visant à protéger les secteurs habités les plus menacés, et commencé les travaux dans les secteurs prioritaires, là où les risques de dégâts potentiels sont les plus importants. Il ne s’agit plus seulement de renforcer les digues, mais de faire passer par endroits jusqu’à deux fois plus d’eau en toute sécurité, en travaillant sur le gabarit: élargissement, approfondissement et renforcement combinés, comme c’est le cas à Viège.

Concernant les aménagements des berges, le projet de la traversée de Sion est dessiné et sera mis à l’enquête publique en même temps que tout le dossier, dans un an environ, pour des travaux qui démarreront cinq ans plus tard. Le projet se déploie sur quelque 14 km, en ville : le canal est «renaturé» et le Rhône élargi en amont et en aval dans le secteur des Îles.

Par ailleurs, cinq équipes pluridisciplinaires retenues dans le cadre du concours international pour l’aménagement des espaces publics rendront leur copie à la fin de l’année. L’objectif est de dessiner une vision d’ensemble des berges du Rhône, avec des éléments forts, reproductibles sur l’ensemble du linéaire pour le rythmer et l’unifier. Et à une échelle plus locale, nous demandons de développer cette vision au niveau de détail du dossier de mise à l’enquête publique pour l’aménagement de deux secteurs: Viège et le Chablais.

Il y a tellement de briques dans ce puzzle qu’il y a toujours un chantier en cours et plusieurs projets menés de front. La troisième correction du Rhône n’est pas un projet, mais un programme, composé de projets avec des échelles spatiales, temporelles et financières hors normes!

Tony Arborino, chef  de l’Office cantonal de la construction du Rhône (OCCR3) du Canton du Valais, est ingénieur civil EPFL.

Notes

 

1. Loi fédérale sur l’aménagement des cours d’eau (LACE) du 21 juin 1991, puis directives sur la protection contre les crues des cours d’eau en 2001.

 

2. Une crue centennale atteint un débit qui a une chance sur cent d’être atteint ou dépassé chaque année.

 

3. Le concours a été lancé par le Département valaisan de la mobilité, du territoire et de l’environnement (DMTE), en collaboration avec le Département vaudois du territoire et de l’environnement.

 

4. Le plan d’aménagement (PA-R3), finalement adopté le 2 mars 2016 par le Conseil d’État du Canton du Valais, a fait l’objet d’une mise en consultation en 2008.

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