Analyse, réitération, innovation: apprendre des projets de Jean Prouvé
À la HEIA-FR, les professeur·es Patricia Guaita et Raffael Baur analysent avec leurs étudiant·es, en dessin et en prototypes, des moments clefs de l’histoire de la construction: ici, les projets de Jean Prouvé. Une approche pédagogique permettant d’aborder l’architecture comme une conception «cyclique».
Quand on demande à l’architecte Patricia Guaita ce qu’est le dessin, elle vous regarde droit dans les yeux et dit «le dessin, c’est nous. C’est un acte primitif. C’est comme respirer. C’est un moyen de communication, un moyen d’exister. Si on le perd, on risque de perdre beaucoup. Si on dessinait plus, on construirait mieux, car le dessin permet de comprendre le monde qui nous entoure et de le respecter.»
Voici ce que l’enseignante cherche à transmettre à ses étudiant·es dans l’atelier de master Construction Cycles, qu’elle a mis en place avec Raffael Baur à la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg (HEIA-FR). Ensemble, ils développent une recherche par le faire. L’année passée, ils se sont penchés sur le travail de Jean Prouvé – ferronnier d’art, puis designer et architecte autodidacte – par le biais de cinq projets emblématiques, dont celui de l’aéroclub Roland Garros et de la maison tropicale.
L’approche n’a rien de nostalgique. Au contraire, elle s’affirme comme «une prise de conscience, une forme de résistance active dans un contexte où la fabrication a été noyée par la virtualité». Leur investigation a pour but «de placer une conception cyclique à l’origine du processus de création»1. Par «cyclique» les enseignant·es entendent le projet comme n’ayant pas d’état fini, mais comme un processus non hiérarchique et itératif. Concrètement, leur recherche explore les limites d’un matériau – ici, le métal – et de sa mise en œuvre, pour pouvoir le réemployer; une vision qui se rapproche d’ailleurs de celle de Prouvé, qui considérait que le montage et le démontage d’une structure faisaient partie intégrante de la vie d’un bâtiment. Ainsi la méthode pédagogique tisse un lien entre dessin et production, qu’elle soit artisanale ou industrielle. Bien que Prouvé lui-même a prôné des procédés de construction industriels, dont il devait perdre le contrôle, ses fameux panneaux ont été réemployés, parfois à plusieurs reprises: une piste passionnante pour donner forme à l’économie circulaire, à l’heure où les pénuries de matériaux pèsent sur l’économie européenne2.
Méthode pédagogique
Dans un premier temps, les enseignant·es mettent à disposition des étudiant·es des informations, plans et croquis sur les cas d’études; à elles et eux, ensuite, d’investiguer cette matière non-exhaustive pour compléter ce qu’ils ne connaissent pas encore et réinventer à partir de la matière.
L’apprentissage ne s’arrête pas à la dimension constructive, «il cherche aussi à mettre en exergue la notion de poesis», soit la capacité à développer l’intuition, l’imagination et la sensibilité: un savoir latent, lié selon les professeur·es à l’expérience du corps. C’est pourquoi les étudiant·es construisent des fragments de structures de Prouvé au 1:1, pour expérimenter par la gravité ces éléments, tester leurs limites physiques et leurs altérations potentielles. De même le dessin à la main – ici sur de grandes feuilles de papier de 60 sur 80 cm – permet à chacun et chacune d’expérimenter physiquement la notion d’échelle: il est introduit non pas comme un moyen de représentation, mais comme un médiateur entre la construction et l’individu. Pour Guaita et Baur, l’acte de dessiner permet d’observer, de mesurer et d’agir: c’est une expérience autant physique que spatiale. Les dessins ne sont jamais finis: érigés par itérations continues, ils génèrent des mécanismes accumulant de nombreuses strates, de nombreuses temporalités. Leur lent processus se rapproche de celui de la construction réelle et responsabilise l’architecte en devenir3.
Notes
1 Extrait du programme de Construction Cycles, HEIA-FR
2 Voir article de Nicolas Meier et Dunnia Brunner, p. 25
3 Patricia Guaita et Raffael Baur, «Notes sur le dessin: lignes des matériaux intérieurs», 2021