Corriger les corrections
Les trois crues exceptionnelles de 1987, 1993 et surtout 2000, ont eu raison des systèmes d’endiguement édifiés au 19e et 20e siècles pour développer la plaine du Rhône puis protéger ses zones agricoles. Face à l’urgence à protéger efficacement et durablement une plaine aujourd’hui largement urbanisée et industrialisée, la décision s’est imposée de lancer une troisième correction. Ce projet titanesque de plus de deux milliards de francs sur 20 ans se déploie le long des 160 kilomètres qui séparent Gletsch du Léman.
Dès le Moyen Âge, on trouve trace de la volonté des hommes de maîtriser un fleuve qu’ils exploitent mais qu’ils redoutent. Bien avant la première correction du Rhône (1863-1884), les communautés villageoises avaient déjà construit des digues pour protéger leurs habitations, gagner des terres cultivables et repousser le fleuve chez leurs voisins. Chacun, alors, réglait le problème des crues à sa manière et à l’échelle de son territoire. Il faut attendre le début du 19e siècle, l’intégration du canton du Valais dans la Confédération en 1815 et la construction de la ligne de chemin de fer du Simplon reliant Sion au Léman à partir de 1857 – qui marquent le début du développement économique de la vallée –, pour que se dessine l’idée d’une stratégie globale de protection contre les crues. Elle prendra la forme de la « première correction du Rhône », suite aux inondations catastrophiques de 1860.
Endiguer le fleuve ennemi
Cette première correction contraint le Rhône entre des digues parallèles en remblais et pose les bases du gabarit et du tracé actuel. Remis dans le droit chemin, redressé, le fleuve devient canal sur la majeure partie de son linéaire, et disparaît derrière ses digues. La solution technique, standard pour l’époque, paraît valable, mais entraîne des phénomènes imprévus. Les aménagements limitent sa capacité à charrier les graviers venant des affluents, et son lit s’exhausse. De même, les affluents ne parviennent plus à rejoindre le lit du Rhône, des marécages se créent à l’arrière des digues et rendent nécessaires de vastes travaux d’assainissement dans la plaine alors en pleine expansion agricole.
Plusieurs crues majeures au début du 20e siècle révèlent les faiblesses de la première correction, notamment la mauvaise résistance des digues. La seconde (1930-1960) s’attache à «corriger» les failles de la première: le fond du fleuve est dragué pour limiter l’exhaussement et les matériaux extraits sont déposés sur les digues existantes pour les rehausser. La forme de la section est modifiée. Ces travaux ne résolvent pas pour autant le problème du dépôt de sédiments dans le lit. Il faut attendre l’essor des gravières dans la deuxième moitié du 20e siècle pour que les extractions massives de matériaux limitent l’exhaussement continu du lit. Aujourd’hui encore, l’exploitation de cette ressource est nécessaire au bon fonctionnement du Rhône.
Réconcilier les Valaisans avec leur fleuve
Après les trois crues majeures de la fin du 20e siècle, le Grand Conseil valaisan adopte en septembre 2000 le rapport de synthèse présentant les objectifs et principes d’une troisième correction. Un plan d’aménagement (PA-R3) élaboré sous la maîtrise d’ouvrage des cantons du Valais et de Vaud, propriétaires du fleuve, dans le cadre d’un processus participatif, est mis à l’information publique en 2008 puis modifié à l’issue de cette consultation (réduction de l’emprise sur les zones agricoles et de la durée des travaux). En 2009, les premiers travaux d’un projet qui s’échelonnera sur 20 ans débutent dans le secteur prioritaire de Viège.
Tout en s’inscrivant dans un rapport de filiation avec les corrections précédentes et en s’appuyant sur les aménagements existants, la stratégie retenue pour cette troisième correction en renouvelle profondément l’esprit pour mieux composer avec les aléas d’un fleuve-torrent et répondre à de nouveaux enjeux économiques, sociaux et environnementaux. Plus que le Rhône lui-même, la troisième correction corrige les précédentes, en les adaptant à un nouveau contexte et de nouveaux impératifs. Si la sécurisation de la plaine, de ses habitants et de ses activités reste l’enjeu majeur, les deux cantons entendent également tirer parti de toutes les opportunités offertes par les nouveaux aménagements pour réconcilier les Valaisans avec un fleuve longtemps mal aimé. Des solutions techniques de protection, comme l’élargissement du fleuve sur certains secteurs, et l’aménagement des espaces publics des berges, vont dans ce sens. Sans que l’on parle de « renaturation » (le choix a été fait de conserver le terme « correction » pour désigner les futurs aménagements), l’enjeu est bien de redonner au Rhône toute sa place dans le territoire, en lui offrant plus d’espace par endroits et en valorisant ses potentiels paysagers, écologiques et aussi touristiques. Le fleuve n’est plus caché, il redevient l’élément fondateur de la vallée, dynamique et vivant.
«Changer l’image de la plaine, restituer le fleuve aux Valaisans»
Pour redéfinir l’identité du Rhône dans le territoire, le Département valaisan de la mobilité, du territoire et de l’environnement (DMTE), en collaboration avec le Département vaudois du territoire et de l’environnement, a ouvert en décembre 2018 un concours international1 pour l’aménagement des espaces publics. Sur 160 km de Gletsch au Léman, l’objectif est de définir un projet spatial et paysager homogène pour les berges2, sur l’emprise, restreinte, des digues et des talus. Entre les deux digues, c’est le plan d’aménagement PA-R3 qui s’applique.
Le périmètre de réflexion des cinq équipes pluridisciplinaires retenues début 2019 s’étend au grand territoire, «d’un pied de digue à l’autre et d’un coteau à l’autre». Car il s’agit de faire le lien entre un étroit ruban de foncier cantonal de 160 km de long et les territoires qu’il traverse, entre un projet linéaire cantonal et des projets transversaux communaux. À l’échelle locale, les équipes ont la charge de dessiner les berges et de coordonner les traversées de ville avec les projets existants. Fin 2019, une équipe sera retenue pour élaborer un plan guide garant de la vision globale et mettre en œuvre les projets d’aménagement d’espaces publics sur deux secteurs tests déjà avancés: Viège et le Chablais.
Nous consacrerons début 2020 un dossier aux résultats de ce concours et à d’autres projets d’aménagement de berges, comme celui de la traversée de Sion3, actuellement en cours d’études, pour mesurer comment le projet de paysage et d’ingénierie peut «changer le visage de la plaine».
Notes
1. Mandats d’étude parallèles à un degré, SIA 143.
2. Ce projet doit mettre en œuvre les lignes directrices paysagères établies par Nomad architectes en 2016 et intégrer les principes techniques du plan d’aménagement PA-R3 approuvé en 2016.
3. Équipe Paysagestion, lauréate du concours en juin 2012.
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