Le dessin comme praxis – du relevé à l’esquisse
Pourquoi le dessin, encore et au corps? Du relevé à l’esquisse, essai sur une pratique qui engage intellect et imaginaire – et qui nous relie à notre environnement. Article de cadrage du dossier du TRACÉS du mois de juin.
Notre société a irrémédiablement délégué certaines de nos pratiques manuelles aux machines. Par souci de productivité. Par confort, aussi. Pourtant, arrêter d’employer ses mains, c’est se détacher encore de notre environnement. Flotter à la surface des choses, cesser d’en prendre soin – c’est devenir «l’humain sans main» que décrit le philosophe Byung Chul Han1: un être volatile, incapable de s’ancrer, de se souvenir.
La main, étymologiquement dans plusieurs langues, c’est l’action. Aujourd’hui, les bureaux d’architecture, d’urbanisme, de paysage et d’ingénierie dessinent presque exclusivement à l’ordinateur. Le corps longtemps plié en deux sur la table à dessin, tel celui du moine copiste du Moyen Âge, s’est peu à peu libéré de la répétition par le clavier et la souris. Mais, dans le même temps, il est devenu esclave d’un mode de conception de plus en plus passif, bidimensionnel et amputé de la notion d’échelle.
À l’heure où la crise climatique exige que nous soyons attentifs à nos ressources et que nous les utilisions avec intelligence, l’évolution toujours plus rapide des technologies nous coupe encore davantage d’une relation à la matière, et donc de sa finitude: nous prenons conscience que nos serveurs sont saturés, des besoins en stockage de notre société à la connaissance exponentielle, mais en parallèle nous assistons à un découplage flagrant de cette conscience avec une réalité matérielle perceptible.
Malgré l’arrivée progressive des big data dans notre quotidien, le dessin à la main reste essentiel, par sa capacité à hiérarchiser l’information. Il permet de tailler dans la masse à notre disposition. C’est pourquoi le dessin reste un outil d’analyse et de mise en relation d’événements, qui, comme l’affirme l’architecte Guillaume Othenin-Girard, s’opère aujourd’hui plus par soustraction que par addition.
Aussi, un débat actuel sur le dessin ne devrait pas se situer dans l’opposition numérique contre manuel. Il s’agirait plutôt d’opposer une pratique du dessin qui tendrait à être toujours plus un acte purement technique, à une autre qui engage l’intellect et l’imaginaire. «La même différence qu’entre le sexe et l’amour», résume l’architecte Patricia Guaita. Il faut réinvestir la pratique du dessin comme on réinvestirait un corps qu’on aurait délaissé. «En dessinant le monde, on le comprend».
Le dessin, comme praxis, implique que son exercice et son produit transforment la nature qui nous entoure – par le biais, assez intuitif, de la conception. Et si c’était bien, comme le soutient l’architecte Elizabeth Hatz, par le soin apporté à l’acte du dessin que nous nous relions à notre environnement?
Note
1 Byung-Chul Han, La fin des choses, bouleversements du monde de la vie, Actes Sud, 2022. Han fait partie d’un courant anthropologique plus large apparu il y a une dizaine d’années, dans lequel on retrouve aussi Richard Sennett (Ce que sait la main, la culture de l’artisanat, Albin Michel, 2010) ou encore Tim Ingold (Faire – Anthropologie, archéologie, art et architecture, Dehors, 2017).