Mul­ti­plex: pro­je­ter en­semble

Avec ses étudiant·es du Joint Master of Architecture de la HEIA Fribourg, Christian Dupraz invite à réinterpréter le territoire en transformant des immeubles tertiaires en logement. Au travers de deux exemples genevois –le bâtiment de la rue Gavard (1963, frères Billaud) et celui de la rue Caroubiers (1973, Louis Payot)–, il propose de (re)bâtir sur la ville – voire de la réinventer.

Date de publication
29-02-2024
Christian Dupraz
 architecte, professeur invité au semestre de printemps 2023 du Joint Master of Architecture de la HEIA-FR.

C’est dans le cadre du Joint Master of Architecture de la HEIA-FR qu’une expérience pédagogique particulière, issue d’une réflexion portée sur le renouveau de nos villes, s’est développée durant le semestre de printemps 2023. Le sujet de l’atelier de projet s’est inscrit dans la perspective de convertir des édifices tertiaires en logements et de leur permettre ainsi d’assumer un statut de lien et de continuité dans une urbanité en mutation1. Cette réflexion a permis de réaffirmer l’importance du projet d’architecture et sa correspondance programmatique comme raison de toute transformation ou modification d’un bâtiment existant. Enfin, elle s’inscrit dans une pédagogie renouvelée, dans laquelle l’étudiant·e participe à une réflexion commune engagée et assumée par un groupe à l’écoute des besoins.

Le programme «multiplex»2 incite à jeter un autre regard sur nos modes de production de l’espace. Il s’inscrit dans ce champ réflexif et prospectif où l’invention est le moteur de l’enjeu politique et la raison même du projet d’architecture.

Transformer, l’alternative à l’étalement urbain

Nous comprenons aujourd’hui que nos ressources sont limitées. Il ne s’agit pas ici de refaire la critique de nos usages de consommation excessifs mais bien de pointer du doigt des ressources qui disparaissent sous nos yeux. Je veux parler des ressources territoriales, des ressources de surfaces, qu’elles soient agricoles, forestières ou urbaines. Sous couvert de notre propre développement et de nos besoins toujours plus importants, malgré une loi fédérale sur l’aménagement du territoire qui se veut équilibrée, nous assistons depuis plusieurs décennies à l’annexion de ces surfaces dans des proportions exponentielles3.

Nous avons tous·tes, acteur·ices de la construction et de la planification, une part de responsabilité dans cet enchaînement qu’il s’agit ici de réévaluer en proposant des alternatives au développement. Le bâti existant, affecté au tertiaire, représente alors un potentiel important d’une mutation à venir, située au cœur des quartiers.

À l’angle des rues Gavard et Caroubiers, à la confluence des communes de Genève, Carouge et Lancy et au centre du formidable enjeu urbain qu’est le périmètre Praille-Acacias-Vernets (PAV)4, deux édifices aux affectations tertiaires sont choisis afin d’assumer leur mutation en logements.

Le choix des deux bâtiments est issu d’une lecture du site mais aussi de sa future évolution vers une densité réévaluée face au Grand Parc qui, dans un futur proche, doit articuler cet espace en lieu et place des actuelles surfaces commerciales et infrastructurelles occupées par le géant orange.

Le bâtiment de la rue Gavard a été conçu en 1963 par les frères Billaud. Architecture bien réalisée avec une cage d’escalier et d’ascenseur excentrée et un schéma structurel de poteaux sommiers réguliers, ce bâtiment est ce que l’on nomme « un bon client » pour une conversion facilitée en logement. L’immeuble Caroubiers est, quant à lui, un peu plus complexe. Issu d’une morphologie d’angle dictée par la forme urbaine de l’îlot, l’édifice présente une profondeur et une articulation moins aisées. Architecture conçue et réalisée en 1973 par Louis Payot, elle se développe sur un schéma structurel de grande trames intérieures et d’une façade à ossature porteuse, une grille structurelle composée d’éléments préfabriqués.

Transformer, le programme réinventé

Le changement d’affectation offre une opportunité pour une nouvelle interprétation du statut des immeubles et leur rôle dans cet angle urbain, face au futur Grand Parc. C’est aussi le moyen de repenser les usages de ces architectures avec une évaluation des besoins et des possibilités programmatiques qui sont multiples et sources d’une réinvention salutaire5. Ici, l’enjeu est alors de proposer une succession de fonctions ouvertes sur le quartier, imbriquées les unes sur les autres, dans un cadavre exquis programmatique qui se déroule sur l’ensemble des étages et qui se veut être une alternative au développement et à nos outils de conception normatifs6.

Le projet élaboré par les étudiant·es pendant le semestre pour l’immeuble Gavard propose d’accueillir un rez-de-chaussée ouvert et dédié au coworking ainsi qu’un restaurant avec cuisine et production en façade, favorisant le repas au bar en extérieur. Le hall d’entrée s’ouvre sur un escalier en lien avec une auberge de jeunesse qui occupe tout le premier étage. Les deux étages successifs sont, quant à eux, organisés en cluster de plus de 23 chambres articulées autour et en lien avec des espaces communs très généreux. La terrasse du quatrième étage est le niveau à partager et regroupe des fonctions de délassement, des espaces de travail et une buanderie. Ce niveau est conçu comme le socle des quatre niveaux supérieurs, qui proposent des logements doublement orientés pour des surfaces volontairement de petites dimensions.

L’immeuble Caroubiers est plus grand et permet le développement d’un programme plus exigeant. Il est proposé de compléter le dispositif distributif par une cage d’escalier et d’ascenseur qui offre la possibilité de replacer le centre de gravité du bâtiment et de fixer une entrée principale commune aux deux adresses de cet immeuble. Le rez-de-chaussée reçoit une épicerie de grande dimension en lien avec le niveau terrasse de l’édifice, véritable espace de production horticole pour l’immeuble et le quartier. L’entrée principale s’ouvre sur une maison de quartier articulée autour d’un nouveau patio. Le premier étage est composé d’appartements contrôlés pour l’accueil de populations fragilisées en contact avec leur espace médicalisé. Les étages supérieurs sont dédiés aux logements sous toutes formes et types d’organisation. Clusters, propriétés par étage, logements d’étudiants avec autogestion. Des espaces communs, logements et ateliers d’artistes et artisan·nes s’organisent sur tous les niveaux et en relation les uns avec les autres.

La superposition de ces usages crée des contraintes fonctionnelles, sécuritaires et techniques mais représente le véritable enjeu de cette transformation et de cette mutation. Le projet est alors un outil essentiel pour une réévaluation du potentiel de ces surfaces tertiaires qui, malgré leurs mauvaises prédispositions de formes et de profondeurs dues à leurs précédentes affectations, offrent un formidable terrain de jeu pour des logements réinventés7.

Transformer, une pédagogie repensée

Contrairement aux usages pédagogiques qui veulent que l’étudiant·e soit face à son propre projet et attendent d’elle ou de lui une compréhension des bons réflexes conceptuels par le jeu de comparaison entre les différents travaux de ces collègues et l’accompagnement de l’enseignant·e, l’engagement pour cet atelier est de réévaluer le statut d’auteur·rice du ou de la jeune architecte et sa résolution de projet comme solution. Ici, les étudiant·es sont regroupé·es autour d’un travail où chaque étage, chaque programme de l’immeuble est sujet au questionnement et à l’échange entre tous·tes. Cette approche participative permet une implication renouvelée des étudiant·es dans la recherche d’un équilibre correct des bonnes transitions spatiales et correspondances fonctionnelles. Le groupe fonctionne alors comme un corps homogène, critique et averti, prêt à étudier des enjeux plus ambitieux de caractère et d’identité, qui sont les autres sujets des projets de conversion et de changement d’affectation. 

Toutes les échelles, tous les outils de projet sont abordés. Le plan urbain est évalué avec la présence théorique mais importante du Grand Parc. Les aménagements extérieurs conditionnent les enjeux des espaces publics en équilibre avec le quartier existant qu’une maquette vient mettre en évidence8.

Deux volumétries à l’échelle 1:33e sont réalisées par les étudiant·es afin de comprendre la particularité structurelle et géométrique de ces édifices. Elles les accompagnent tout au long du projet et sont le support de la maquette définitive aménagée et coordonnée entre tous. Enfin, l’usage du formidable outil de projet qu’est l’Atelier PopUp partagé entre la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg et l’EPFL permet la réalisation de mockups à l’échelle 1:1 de trois parties du projet sélectionnées pour leur pertinence et l’intérêt construit qu’elles représentent9.

Réinterpréter le territoire

Transformer une architecture et agir sur le construit, en plus d’être compris aujourd’hui comme un acte vertueux, s’inscrit dans une perspective assumée d’une réinterprétation du territoire. Les villes et leur périphérie regorgent de bâtiments prêts à être investis. Ils sont, par leur statut en lien avec l’environnement construit, de véritables surfaces à (re)bâtir, riches d’une histoire et d’un contexte qu’il s’agit de réinterpréter et de réinventer. Loin des planifications normatives qui rythment la construction des logements en Suisse, transformer le tertiaire en logements est une opportunité conceptuelle qu’il s’agit de saisir maintenant dans un sursaut d’intérêt où nos réflexes, nos questionnements théoriques, vont devoir être repensés.

Notes

  1. Christian Dupraz, «Tabula Nova, une nouvelle géographie urbaine», Tracés 7/2022
  2. Parmi les multiples définitions que ce mot indique, les multiplex sont un type de densification de bâtiments résidentiels nord-américains impliquant un dispositif complémentaire pour lier les étages entre eux. Les escaliers extérieurs, rapportés en façade, viennent caractériser cette mise en relation. Pour les Européen·nes et parmi d’autres définitions spécifiques, les multiplex sont ancrés dans notre mémoire comme des lieux multifonctionnels dévolus au monde du cinéma et sa consommation. Ou encore, en 1947, Josef Albers nomme une série de lithogravures du même nom et pousse les limites de la perception géométrique dans un jeu d’apparences trompeuses et quelque peu déstabilisantes. Ses travaux sont alors fortement diffusés et caractérisent un jeu complexe de compositions graphiques où le spectateur est invité à comprendre le sens et la raison de ce qu’il perçoit.
  3. Philippe Bihouix, «L’âge des low tech» Vers une civilisation techniquement soutenable, Éditions du Seuil, 2021. À propos de nos ressources surfaciques, voir en particulier: Philippe Bihouix, Sophie Jeantet, Clémence De Selva, «‹ La ville stationnaire›, comment mettre fin à l’étalement urbain?», Chap. 6 «la ZAN à la rescousse », Domaine du possible, Actes Sud, 2022
  4. Praille-Acacias-Vernets, projet de densification urbaine sur les communes de Genève, Lancy et Carouge. Le Grand Parc comme d’autres quartiers font actuellement l’objet d’études de développement.
  5. Les changements d’affectations ne sont pas soumis à la loi sur les démolitions, transformations et rénovations (LDTR) qui fixe, sous contrôle de l’État de Genève, le cadre économique de la transformation et de son rendement. Cette loi a pour but d’éviter la forte spéculation sur les transformations et rénovations et de garantir l’occupation des logements rénovés par les précédents propriétaires avec la maîtrise des loyers.
  6. Les outils genevois pour le développement urbain sont multiples. Citons les PLQ (plans localisés de quartier) qui permettent d’engager une modification d’affectation du sol d’un environnement sous contrôle législatif, économique et démocratique.
  7. Isabel Concheiro, «Bureaux habités, prière de ne pas démolir», TRACÉS 7/2022
  8. Le projet théorique du développement du Grand Parc est proposé par Christian Dupraz et s’inscrit dans le cadre d’une réutilisation des bâtis existants du MParc et du centre logistique de Migros Genève. Je tiens à remercier Hiéronyme Lacroix et Simon Chessex (atelier Lacroix Chessex HEIAF 3e) pour le prêt de leur maquette urbaine sur laquelle la proposition a été développée.
  9. Les étudiant·es impliqué·es sur ce projet d’atelier sont: Fabian Billon, Coline Bonnafous, Aldo Cerutti, Julien Conter, Nathan Demont, Marie Donzé, Gaëtan Dousse, Maëlle Gatard, Francis Labhard, Maxence Launay, Léo Laurence, Rémi Maudit, Bruno Palak, Maxime Rawyler, Célestin Schwab, Adriano Trovato, Stéphane Vallon et Noémie Richard.

Valeur(s) ajoutée(s) du bâti existant

 

Afin d’évaluer la pertinence de la transformation comme alternative à la démolition, plusieurs perspectives peuvent être prises en compte : les impacts écologiques, économiques, évidemment, mais aussi les qualités intrinsèques d’un espace, tel qu’il est vécu et perçu par ses habitant·es (voir l’article d’Isabel Concheiro, « Démolition(s) en question : une approche pédagogique, TRACÉS 12/2023). Avec cette contribution et l’atelier qu’il a dirigé en 2023 à la HEIA-FR, Christian Dupraz propose quant à lui d’explorer au plus loin l’alternative de la transformation, en exploitant la démarche du projet et sa correspondance programmatique afin de révéler tous les potentiels d’un lieu. La pédagogie développée est collaborative et collective : plutôt que de signer une œuvre nouvelle, individuelle, elle invite à épouser une posture architecturale humble, à l’écoute des travaux des autres, dans le respect de l’existant. Les résultats soulèvent une question de fond : la transformation repose-t-elle sur la modestie ?

La rubrique Tout se transforme est issue du partenariat entre la revue TRACÉS, l’Institut de recherche TRANSFORM et la filière d’architecture de la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg (HEIA-FR) de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO).

Comité éditorial: Séréna Vanbutsele, Marco Svimbersky, Isabel Concheiro, Valérie Ortlieb, Marc Frochaux, Camille Claessens-Vallet

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