Perma-cultivons les quartiers!
Ce mois-ci dans la rubrique Tout se transforme, le professeur Florinel Radu de la HEIA-FR propose d’aller vers une transformation résiliente des quartiers existants en partant du postulat que la ville est un organisme hybride et en recourant aux principes de la permaculture urbanistique.
Rouvrir le débat de la permaculture fait parfois lever les yeux au ciel. Notre but est exactement le contraire, rediriger le regard vers la terre et la réalité des villes et des quartiers où nous vivons. L’exercice est certes difficile, car la pensée rapide1, fléau du fonctionnement en flux tendu productif, réduit la permaculture à son sens originaire, culture de la terre selon la tradition préindustrielle 2. Les esprits critiques défenseurs des valeurs urbaines s’insurgent parce qu’ils perçoivent la menace d’une pensée qui a construit, sur les fondations de ce cliché, une vision utopique de l’habitat rural et autarcique3. Nous invitons les lecteur·rices à mettre de côté ces biais et à suivre notre argumentation pour un changement de regard, voire de paradigme, caché dans le terme «permaculture urbanistique.»4
Aujourd’hui, les sentiments provoqués par le dérèglement climatique, l’épuisement des ressources et la diminution de la biodiversité oscillent entre deux extrêmes, l’angoisse et l’indifférence. Les voix qui réclament d’agir en urgence et celles qui défendent le statu quo se mélangent dans un brouhaha généralisé, amplifié par la multitude de propos provenant de silos administratifs, académiques et professionnels. Des bruits qui nous empêchent de voir clair et de dialoguer. Les voies vers un habitat soutenable et résilient s’entremêlent elles-aussi avec des malentendus idéologiques et se heurtent à l’inertie du système urbain. Donc, que faire d’autre dans ce marasme que le business as usual en tant qu’architectes et urbanistes?
La ville, cet organisme hybride
Pour y répondre, nous devons mettre sur la table de débat le sujet central, la ville, et proposer de la voir comme elle est, un organisme hybride. Ceci n’est pas une métaphore ! Après Patrick Geddes, qui a été le premier à saisir la ville comme un organisme vivant5, de nombreux scientifiques ont argumenté l’existence d’une entité dynamique qui intègre dans un système complexe la vie des humains et des non-humains et une partie naturelle et artificielle (le cadre bâti). C’est un organisme hybride qui naît, croît, décroît, recroît de nouveau (regardez Rome et Detroit), subit des agressions et parfois des amputations, se régénère (regardez Berlin) ou meurt (regardez Gunkanjima au Japon).
Comprendre la ville non comme machine mais comme organisme hybride est une tâche immense. Cela demande de revoir son histoire, d’étudier ses cycles, d’observer ses mutations et le rôle joué par l’humain. En l’absence d’un tel bagage analytique, nous pouvons néanmoins noter trois conséquences de ce changement de regard qui peuvent orienter les pratiques. Premièrement, nous devons abandonner la posture de domination et de contrôle, cause principale de la crise environnementale actuelle, et retrouver notre place au sein de la nature. Deuxièmement, nous devons comprendre qu’agir sur la ville et ses quartiers pour améliorer leur résilience signifie agir sur le vivant. Ceci provoque un déplacement de la focale sur les bâtiments et les autres équipements physiques vers le quartier, vivant et hybride lui-aussi. La troisième conséquence découle de la deuxième. Puisque le quartier est l’échelle où nous pouvons agir sur un ensemble de thèmes critiques – le logement, la mobilité, la biodiversité, la production et la vie sociale et culturelle –, nous avons besoin d’une approche holistique apte à remplacer les diagnostics et les traitements partiels actuels.
Ce dernier point nous ramène au concept de la permaculture urbanistique. Nous en choisissons comme base la vision holistique de la permaculture proposée par Patrick Whitefield, qui situe elle-aussi l’humain (et ses artefacts) au sein de la nature. L’auteur britannique a défini cinq principes6: 1. préserver ce qu’il y a de mieux, 2. renforcer ce qui existe, 3. introduire de nouvelles choses, 4. faire un minimum de changements pour un maximum d’effets et 5. coopérer avec les forces naturelles et les communautés humaines. Nous ajoutons un sixième principe, 6. agir pour l’équité et les liens sociaux, car une population attachée à son territoire, solidaire, liée socialement et capable de s’impliquer dans la conduite du projet pourra contribuer à la transformation de son quartier et le soigner par la suite.
Faire avec
Ces principes sont-ils applicables à la transformation des quartiers existants ? Comme chercheur·euses engagé·es dans une recherche appliquée nous avons le privilège d’avoir le temps et l’opportunité de combiner action et réflexion, sur et dans la réalité urbaine. De plus, en tant qu’enseignant·es, nous pouvons tester de nouvelles idées et approches en bénéficiant du regard frais et de l’engagement des étudiant·es. Le projet SWICE a été l’opportunité d’enrichir la réflexion théorique présentée ici et de tester l’application des six principes de la permaculture sur des cas réels. Le cas décrit ici se situe donc dans le cadre d’une recherche-action.
Savoir dans quels types de quartiers agir en priorité a été le premier pas. L’analyse des effets du dérèglement climatique (vagues de chaleur) et des mesures de la transition énergétique engagées par la Confédération (principalement la rénovation énergétique des bâtiments) montre que les groupes les plus exposés aux risques d’atteinte à la santé et de déménagement à la suite de l’augmentation des loyers sont les ménages avec un revenu bas, les familles monoparentales, ainsi que les personnes âgées. Or, une grande majorité de ces personnes habitent dans les quartiers réalisés dans la deuxième moitié du 20e siècle. Résultats de la démarche mécaniciste de la Charte d’Athènes ou construits parcelle par parcelle, ce sont des quartiers monofonctionnels, dotés de sols imperméabilisés, dépendants de la voiture, dévoreurs d’énergie et en manque de vie sociale. Le Schönberg à Fribourg, un patchwork de quartiers, est un exemple représentatif et un cas d’étude pertinent pour notre recherche-action, car il est aussi le sujet prioritaire pour la Municipalité.
Le deuxième pas a été le choix de la méthode basée sur les six principes de la permaculture, résumée par l’expression «faire avec» l’existant. Nous avons d’abord parlé avec les services de la Municipalité de Fribourg pour associer recherche et action publique et ensuite avec des habitant·es et animateur·rices sociaux·ales du Schönberg pour les intégrer dans le processus.
Enfin, la décision de choisir le Schönberg comme sujet pour l’atelier d’automne 2024 du Joint Master of Architecture à la HEIA Fribourg a été le troisième pas. Les premiers résultats de l’application de la vision organique holistique et des principes de la permaculture montrent que leur conversion à l’urbanisme est immédiate. La découverte in situ des identités des quartiers existants, des besoins des habitant·es (voir ci-contre) et des apports théoriques sur la structure urbaine, la politique sociale fribourgeoise, l’écologie appréhensible7 et la nature en ville ont permis aux étudiant·es de démarrer et d’alterner entre diagnostic et projet.
Les projets proposent la préservation de la majorité des bâtiments, des habitats naturels et du paysage, qualité principale de Schönberg (principe 1), le renforcement des identités locales, la réutilisation et transformation de certains bâtiments existants, la mise à jour et la renaturation d’un ruisseau canalisé (principe 2), la restauration des sols et la conversion des parkings en espaces collectifs, l’intensification de l’utilisation du terrain (densification), la création de lieux de socialisation et de lieux de production locale de nourriture, l’introduction de services de proximité et la végétalisation massive (principe 3), la rénovation énergétique minimale des bâtiments, l’utilisation des ressources locales tout en assurant leur renouvellement (principes 4 et 6). La priorité accordée au vivant dans la globalité du Schönberg est concrétisée par le projet coordonné de réseaux naturels et d’espaces publics (connectés à la vieille-ville) et des centralités locales offrant des services de proximité et des lieux de socialisation, tous quasi absents aujourd’hui (Voir la proposition de structure urbaine du Schönberg ci-contre).
Le feed-back d’un groupe d’expert·es – un chef de projet de la Ville, une habitante géographe, un animateur socioculturel et un architecte – pendant le déroulement de l’atelier favorise le raccord des projets avec la réalité. Les travaux des étudiant·es – un diagnostic par le projet et une identification du potentiel de transformation de cette quasi-ville – seront présentés aux habitant·es. Ceci et le fait que, par la suite, la Ville remettra l’ensemble des travaux des étudiant·es aux professionnel·les mandaté·es pour continuer l’étude sur le Schönberg illustre le cinquième principe de la permaculture. À notre tour, nous allons intégrer leurs résultats dans la recherche.
Tracés pour tous·tes
Cette étude n’est pas une démonstration définitive. La prise en compte de la ville comme organisme hybride et le recours aux principes de la permaculture urbanistique ne sont pas la seule voie vers la soutenabilité et la résilience des quartiers. Une grande partie des savoirs et savoir-faire convoqués était déjà là8. Nous les avons seulement réuni et converti dans une approche holistique et opérationnelle qui esquisse les tracés d’un projet de soin permanent des quartiers au travers de laboratoires vivants.
Nous sommes convaincus que les six principes de la permaculture peuvent être plus facilement compris par toutes les personnes impliquées dans un projet de transformation des quartiers et surtout par les habitant·es. Ces principes ouvrent une clairière dans la jungle de propos et d’indicateurs spécialisés. Dans la suite de la recherche SWICE, nous sommes en train de défricher (avec soin !) un autre champ, celui des procédures, sujet d’un futur article.
Le contenu de cet article se base sur les résultats de la recherche initiée en 2022 par l’équipe de Florinel Radu (Violaine-Ophélie Coen, Nicole Jan, Jonathan Parrat et Julie Runser) dans le cadre du Work Package 3 «Transformation résiliente des quartiers existants», partie du projet de recherche SWICE «Sustainable well-being for the Individual and the Collectivity in the Energy Transition» financé par l’OFEN.
Notes
1. Daniel Kahneman, Thinking, fast and slow, Farrar, Straus and Giroux, 2011
2. Mollison et Holmgren, Permaculture One: A Perennial Agriculture for Human Settlements, Transworld Publishers, 1978
3. Sébastien Marot, Prendre la clé des champs, Wildproject, 2024
4. Nous utilisons ce terme pour le distinguer du terme «permaculture urbaine», déjà connoté.
5. Patrick Geddes and J. Arthur Thomson, J.A., Evolution, Williams and Norgate, 1911
6. Patrick Whitefield, Earth Care Manual, Permanent Publications, 2004.
7. L’écologie appréhensible se présente comme un modèle d’action pragmatique. Elle est construite autour du principe vertueux nommé «appréhensible», distinguant favorablement ce qui est accessible physiquement, mentalement et intuitivement. Romain Kilchherr, «Introduction à l’écologie appréhensible», terrenzia.ch, 13.11.2023
8. La liste des sources théoriques est trop longue pour l’espace accordé à cet article, mais nous tenons néanmoins à remercier Antonio Da Cunha et son équipe pour leurs travaux qui sont la principale référence.