À quand le Prix de la bonne maî­trise d’ou­vrage?

Éditorial du numéro de décembre 2024 de la revue Tracés. 

Date de publication
10-12-2024

Il semblerait que les architectes apprécient d’être payés en médailles en chocolat.

Depuis une vingtaine d’années, leurs honoraires – et donc leur rémunération – diminuent. À Genève, l’association «Archi en colère» lutte actuellement pour leur assurer un salaire minimum décent, alors qu’une nouvelle CCT entre en vigueur. Le patron d’une agence explique et résume la situation ainsi: «Quand j’ai commencé l’architecture il y a 20 ans, on signait des contrats à un tarif moyen de 142 CHF de l’heure. Aujourd’hui, les tarifs imposés par l’État de Genève sont à 125 CHF.»1

Hasard de l’histoire ou corrélation? Dans la même période, on assiste à une prolifération des médailles et des prix d’architecture. Selon l’historien canadien Jean-Pierre Chupin, le nombre d’institutions qui les délivrent aurait doublé dans les années 1980, et a quintuplé depuis lors2. Rien qu’en Suisse, j’en ai compté une cinquantaine. Et avec la démultiplication des catégories et domaines couverts, la courbe devient exponentielle. Bientôt, faute d’avoir un bon salaire, tous les architectes auront leur prix!

Comment expliquer une telle prolifération? Par la multiplication des prix liés à un lobby ou un cartel d’entreprises, bien évidemment, mais aussi par un phénomène plus récent, l’arrivée dans ce marché déjà bien saturé d’entreprises qui font de la distinction une entreprise commerciale en soi, et que Chupin appelle les «award machines». Pour les reconnaître, rien de plus simple: il suffit de regarder si l’inscription est payante. En Europe, par exemple, ce business a été développé par une boîte de communication allemande qui confie à un jury de trois personnes le soin de désigner les «Best Architects» – en faisant payer jusqu’à 300€ l’inscription, 2200€ le privilège d’être lauréat et 2400€ pour toucher l’or. À ce tarif, ce sont souvent les Suisses qui l’emportent.

On s’en moque, mais on finit quand même par participer. Au lieu de se fédérer avec leurs pairs, beaucoup d’architectes préfèrent investir pour s’en distinguer. Il faut dire que la compétition est un fondement de la discipline: à l’École des Beaux-Arts, l’apprentissage se faisait par et autour des concours, à l’instar du prestigieux Prix de Rome, qui assurait au gagnant annuel de figurer sur les listes de commandes de l’État. Depuis lors, les prix continuent de jouer un rôle fondamental pour valoriser la qualité, réguler la profession et communiquer auprès du grand public et de potentiels clients. Mais la prolifération actuelle brouille les messages et enterre les démarches vertueuses, critiques, fondées sur des critères précis. Aussi avant de se ruer, il faudrait toujours se poser les bonnes questions: quelles valeurs supportent la démarche? À qui s’adresse-t-elle? Qui la finance et qui va en retirer les bénéfices?

Mais, comme au loto, les architectes en quête d’attention espèrent encore emporter le gros lot. Et ça marche! Récemment, un nouveau prix international a été lancé en Suisse. Encore un. Les frais d’inscription s’élèvent cette fois à 500€ par projet soumis, rien que ça. L’organisateur espère recevoir un millier de soumissions. Faites le calcul. Où iront les fonds? Le règlement ne le dit pas.

Nous proposons un autre jeu. Au lieu des prix payants, investir dans la défense de la profession: ça coûte moins cher et ça peut rapporter gros, à tout le monde.

Forte de ces réflexions, la rédaction lancera en 2025 un nouveau prix: la Distinction Maîtrise d’ouvrage respectueuse des travailleurs (D–MORT). Envoyez-nous vos récits de bonne entente à redaction [at] revue-traces.ch et vous gagnerez peut-être une vidéo «En visite».

Notes

 

1. Guillaume Pause, «En colère, les architectes», espazium.ch, 22.11.2024

 

2. Jean-Pierre Chupin, Carmela Cucuzzella, Georges Adamczyk (Éd.), The Rise of Awards in Architecture, Vernon Press, 2022

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