«Quand on parle de périphérie, le véritable sujet est l’espace public»
Entrevue avec Matteo Agnoletto
Après sa nomination en tant que sénateur à vie, Renzo Piano a créé un groupe de travail, le G124. Au cœur de sa mission, la ville de demain. Dans cet «atelier», de jeunes architectes lancent des projets de reprisage des zones urbaines les plus marginalisées, mais pleines de vitalité: les périphéries. Matteo Agnoletto est le chef de file de l’un des trois projets de la cuvée 2020 du G124, la requalification du parc XXII Aprile de Modène. Une expérience d’urbanisme participatif qui ne s’est pas laissé freiner par le confinement.
Espazium.ch: le G124 a pour champ d’action la périphérie. Quelle est aujourd’hui la situation de ces zones en Italie?
Constituées pour l’essentiel de bâtiments construits dans les années 1950 et 1980 et privées de l’entretien nécessaire, nos périphéries subissent une lente dégradation et ne satisfont plus aux exigences d’économies d’énergie, tandis que dans les aires publiques, les équipements primaires d’utilisation de l’espace, comme les trottoirs et les sièges, brillent par leur absence. Renzo Piano a fait remarquer ce point aux plus jeunes gens lors d’une rencontre de travail du G124: «Les périphéries ont tant de beautés à donner. Elles ne sont pas laides, elles ont seulement été mal traitées durant ces décennies». Comme nous l’enseignent de nombreux centres urbains de grandes et moyennes dimensions, les périphéries nées à cette période tendent à se dégrader et sont progressivement détruites pour laisser place à de nouveaux lotissements.
Face à ce parti pris, un projet «venant du bas» pourrait servir à réévaluer ces zones en les intégrant dans un langage nouveau qui unisse l’architecture d’un passé récent et l’architecture contemporaine. La communauté d’habitants qui y vit depuis des années peut certainement apporter ici sa contribution: elle peut témoigner des transformations et, dans certains cas comme celui du parc XXII Aprile, continuer à considérer le site comme un lieu de valeur tout en s’activant pour l’améliorer. Qui plus est, nos banlieues recèlent souvent de vrais trésors historiques que l’urbanisation incontrôlée de l’après-guerre a effacés, mais qu’un œil attentif pourrait identifier et mettre en lumière en réhabilitant leur environnement. Pour ce qui est de la périphérie émilienne, sa situation de limite entre zone naturelle et artificielle pourrait en même temps former un contexte adapté à l’émergence de mobilités lentes reliées au territoire, qui feraient de cette frange non plus une frontière urbaine, mais une passerelle entre la ville et la campagne, un thème qui me tient vraiment à cœur et sur lequel je travaille depuis des années avec mon groupe de recherche. On peut donc dire que le véritable sujet de la périphérie est l’espace public ainsi que le travail avec la communauté d’habitants. Avec elle, il sera possible d’approfondir l’histoire des lieux et les possibilités de connexion avec le territoire, sans obligatoirement bouleverser le tissu existant.
Le G124 du sénateur Renzo Piano arrive à Modène en cette année 2020 pour le moins troublée. Quels sont les principaux éléments du projet? Comment abordez-vous le problème des mutations urbaines et le thème des périphéries?
Comme dans les autres villes de la plaine émilienne, la banlieue de Modène se déploie comme un anneau lié soit au centre-ville soit à la campagne qui l’entoure. Étant donnée la morphologie de la ville, les résidents se déplacent en général en voiture, d’une localité à l’autre, et agissent sans le savoir sur la régression de l’espace public et sur la configuration l’agglomération, qui tend à définir des quartiers-dortoirs et des quartiers industriels, sans soigner le tissu urbain.
L’arrivée du G124 à Modène a pour objectif la requalification d’un lieu trop souvent stigmatisé, connu à travers le prisme d’un récit erroné plutôt négatif. Le parc XXII Aprile est situé juste à la sortie du centre historique de Modène et en est séparé par la grande césure urbaine que forme la voie ferrée. Depuis des années, le parc est considéré comme un lieu de trafic et de microcriminalité, ce qui fait fuir la majeure partie des citadins qui préfèrent se reporter sur d’autres parcs urbains. C’est là que commence notre tâche de reprisage des périphéries, un vaste travail social à effectuer sur le quartier, qui pourra ainsi modifier progressivement ses relations avec la ville. Nos actions se veulent un premier pas vers cet objectif. Notre travail vise en effet à en perpétuer les effets dans les années à venir, à engendrer des résultats continus, éventuellement très différents de ceux que nous pouvons imaginer aujourd’hui et créés peut-être directement par les utilisateurs du parc. Nous nous attellerons à une révision générale des éléments du parc et à l’établissement d’un plan directeur, que nous laisserons à la discrétion de la commune et de l’administration.
Ces mois-ci, nous avons mis en place une relation vertueuse avec les associations présentes dans le secteur ainsi qu’avec les citoyens qui ont été heureux de nous donner des conseils et de formuler des critiques sur notre travail. En confrontant nos points de vue avec les leurs, nous avons eu quelques idées de projet, comme un espace banquet et un abri. L’espace banquet, que nous espérons voir réalisé en premier et fréquenté durant les mois d’été, se veut une invitation au partage d’un parc actuellement symbole de division: il se composera d’une table de 15 m de long, assortie de bancs utilisables par les associations pour animer des activités et par les habitants pour se retrouver les jours de fête. L’abri est né en revanche d’un besoin primordial des associations d’avoir un espace permettant d’organiser des événements et des rencontres, protégés du soleil et des intempéries.
Outre Renzo Piano, deux autres personnalités d’envergure viendront nous seconder dans notre tâche. En collaboration avec Stefano Mancuso, fondateur de la neurobiologie végétale, nous avons l’intention de planter 100 arbres et de suivre l’expérimentation sur les capacités d’absorption du CO2 par les feuilles. Le second projet sera une œuvre d’art du sculpteur Edoardo Tresoldi qui réalisera une construction en treillis métallique. Architecture, art et nature sont en substance les leviers sur lesquels s’appuie la requalification du parc XXII Aprile.
L’épidémie de Covid-19 a-t-elle eu des effets sur le développement de ce projet? A-t-elle affecté les conditions définies au préalable ou a-t-elle suscité de nouveaux thèmes de réflexion?
La situation actuelle a certainement suscité de nouveaux thèmes de réflexion. Notre projet en est encore au stade embryonnaire et n’a pas subi de grandes modifications liées à l’urgence sanitaire. S’agissant de structures et de dispositifs à installer à l’air libre, ils n’ont pas engendré de nouveaux besoins, comme ceux qui apparaissent en ce moment. Durant ces mois, les restrictions, qui limitaient les trajets au quartier du domicile, ont poussé de nombreux citadins à se déplacer à pied et leur ont permis de redécouvrir l’espace public qui les entoure. Cette conscience toute nouvelle va certainement susciter un regain d’intérêt pour les parcs urbains qui, à l’avenir et probablement dès cet été, seront pour beaucoup des lieux de retrouvailles et de délassement. Alors que ces dernières années, on a prêté davantage d’attention aux espaces commerciaux et aux centres historiques, nous assistons aujourd’hui à une redécouverte de l’espace public et de la vie en plein air. Le parc sera par conséquent le lieu où accueillir les citadins dans de nouvelles structures adéquates. Par leur travail, les architectes doivent se tenir prêts à cette modification des besoins de la ville et investir leur énergie dans la reconfiguration des espaces et des jardins publics. La période post-Covid pourrait être la grande occasion de remodeler la mobilité lente et les espaces urbains grâce à des projets temporaires ou durables.
Quels modes de travail avez-vous adoptés durant le confinement? Quel a été l’impact du Covid-19 sur votre travail de conception?
Durant le confinement, nous avons comme tout le monde adopté le télétravail et les vidéoconférences, organisé des réunions entre nous et les «acteurs» du projet, pour reprendre le terme de Renzo Piano. S’agissant d’un projet ascendant où les témoignages et la participation de la collectivité sont essentiels à la réussite, nous avons au début connu des difficultés, mais grâce à l’énergie déployée par tous, nous avons pu poursuivre le travail à domicile. Nous avons proposé une confrontation sur le projet à toute personne désireuse de nous contacter et recueilli ainsi plus de 30 interviews. L’annonce de notre travail dans la presse locale y a été pour beaucoup. La tâche s’est avérée ardue, mais grâce à la volonté de s’en sortir qui anime la communauté, nous avons réussi à comprendre les problèmes inhérents à ce secteur et commencé à rechercher des solutions pour le parc. À coup sûr, cette dilatation dans le temps de la phase d’études ne pourra que donner d’excellents résultats dans la réponse aux besoins de la zone, alors qu’un prolongement du confinement aurait influé significativement sur la conception du projet. Heureusement, à l’heure qu’il est, nous avons pu nous réunir de nouveau, lancer, au sein de notre groupe, la discussion sur les formes à donner à l’architecture, en étant assurément plus conscients des problèmes que soulève le site.
Matteo Agnoletto est architecte et professeur de composition architecturale à l’Université de Bologne, responsable scientifique du groupe G124 2020, constitué d’Alessia Copelli, Martina Corradini, Stefano Davolio et Leo Piraccini pour le projet de requalification du parc XXII Aprile à Modène. Matteo Agnoletto a également collaboré avec la section Architecture à la Triennale de Milan. Depuis 2012, il dirige le laboratoire «Ricerca Emilia», une unité de travail chargée de l’étude du territoire rural et des pratiques pour une régénération environnementale responsable. Il est également l’auteur d’essais pour des revues spécialisées telles que «Casabella», «Domus», «Lotus», «Abitare» et «Il Giornale dell'Architettura».