La place du cercle
Sur la place du Rhône, l’Atelier Descombes Rampini a installé un grand banc de forme circulaire. Des usages inattendus s’inventent au travers de ce dispositif géométrique précis et permissif.
En contournant le grand banc, des hommes, les yeux rivés sur leurs smartphones détalent vers le quartier des banques voisin. A l’intérieur du cercle, protégés du tumulte, des enfants jouent et un couple de touristes s’attarde sur une carte de la ville. Le soir, à l’abri des vitrines clinquantes des boutiques de luxe voisines, il n’est pas rare d’y croiser un noctambule passant la nuit allongé sur la large assise. Pour tous ceux-là, la place est un rond-point, une aire de jeux ou un abri.
Vu en plan, le dispositif est simple : un banc en forme de cercle interrompu à deux endroits1. La forme géométrique primaire s’ajuste au site qui l’accueille. Côté Rhône, une assise existante en béton jouxte une fontaine et la sculpture en anamorphose «OUI-NON» de Markus Raetz. Ce segment de droite rompt une première fois le cercle. La figure s’ouvre ainsi pour accueillir les passants venant du pont des Bergues. A l’opposé, en remontant vers la vieille ville, le cercle se brise une seconde fois pour ménager un passage piéton vers la place de la Fusterie (figure). La diversité des profils en coupe altère davantage le schéma initial : en fonction des dimensions et des altitudes de l’assise horizontale et du dossier vertical, le banc rend possible plusieurs usages. Sur près de 60 mètres, on peut s’asseoir, s’étendre ou simplement s’adosser (figure).
Le génie du cercle
Dans son livre Point et ligne sur plan, consacré à la théorisation d’un système « scientifique » classifiant et associant les couleurs et les formes géométriques primaires, Wassily Kandinsky oppose le cercle au carré et au triangle et le décrit comme une forme autonome, voire indifférente. Ainsi, selon lui, « l’angle que forme une ligne brisée possède une sonorité intérieure qui est chaude et proche du jaune pour un angle aigu (triangle), froide et similaire au bleu pour un angle obtus (cercle) et semblable au rouge pour un angle droit (carré) ». Appréhendé depuis l’extérieur, le cercle implique un mouvement tangent, fuyant. En effet, en arrivant sur la place du Rhône, de tous les côtés indistinctement, la figure géométrique circulaire aménage des chemins d’évitements, de contournements. Cet effet est accentué par le revêtement de sol en bitume volontairement en continuité avec l’espace public environnant. A l’intérieur du périmètre dessiné par le cercle, au contraire, le sol est en gravier. Le matériau ralentit le pas. Pour ceux qui choisissent de traverser la place, le cercle ménage un lieu, un territoire protégé. Appréhendé désormais depuis l’intérieur, le cercle accueille. Sigfried Giedion, en recherchant les origines anthropomorphiques des formes architecturales, rapproche la géométrie du cercle des plans des huttes primitives. A l’intérieur de l’enclos, entouré, enveloppé, les mouvements ralentissent et s’arrêtent. Le cercle est aussi un abri.
Forme géométrique idéale ou figure spatiale à résurgence primitive, le cercle a largement jalonné l’histoire des formes architecturales. Mais Aldo van Eyck est peut-être celui qui a le mieux exploré ses propriétés dans les projets d’aménagements d’espaces publics urbains. A Amsterdam, dans l’immédiat après-guerre, dans des interstices laissés vacants par les bombardements, il disséminait des dizaines de playgrounds, des jeux d’enfants aux géométries circulaires. La première singularité de l’emploi du cercle plutôt que d’autres formes dans ces jeux s’explique par ses prédispositions ludiques. Pour l’architecte hollandais, le cercle est d’abord une aire pour jouer. La seconde « invention » de van Eyck réside dans la juxtaposition de la régularité géométrique d’une forme et des irrégularités du lieu dans laquelle elle s’insère. C’est aussi ce même jeu de contraste qui est à l’œuvre sur la place du Rhône. Le cercle, géométrie autonome par essence, lorsqu’il est ajusté aux aspérités d’un site, se transforme radicalement et intensifie le caractère du lieu et son expérience. Simultanément, il dessine une aire de jeux, entoure un territoire et aménage un parcours.
Note
1 Les premières réflexions menées par l’Atelier Descombes Rampini sur le site remontent à 1995. Dans l’étude Le fil du Rhône, la place faisait alors partie d’une série de lieux situés entre la pointe de la Jonction et la petite rade. Les auteurs de l’étude y préconisaient des interventions qui permettraient de constituer un espace public ouvert dans la ville et dont la colonne vertébrale serait son fleuve.
Données du projet
Date de livraison : 2016
Maître de l’ouvrage : Ville de Genève, Service de l’aménagement urbain et de la mobilité / Service du génie civil
Architectes : Atelier Descombes Rampini
Génie civil : Service du génie civil de la Ville de Genève
Banc : Burri public elements AG
Plantations : Service des espaces verts de la Ville de Genève (SEVE)
Paysagiste : Joseph Menu
Electricité : Savoy SA