(Re)lancer la filière terre au Sénégal
Reportage chez élémenterre à Gandigal
Ingénieur de formation, Doudou Dème a lancé une entreprise spécialisée dans les produits en terre et typha, adobes et blocs de terre compactés (BTC). Bien que marginale, la production intéresse toujours plus les architectes et les propriétaires, notamment pour ses qualités thermiques.
Dakar est un vaste chantier. Depuis la nouvelle autoroute reliant la ville nouvelle de Diamniadio et son aéroport à la capitale, l’horizon est quadrillé d’immeubles en béton et d’habitations autoconstruites, inachevées, mais qu’on devine déjà habitées. Une des trois grandes cimenteries de la région tourne à plein régime pour alimenter le boom de la construction d’une métropole qui a quadruplé sa population depuis l’an 2000. Auparavant, le ciment était importé par bateau. Depuis lors, des cimenteries intégrées ont été construites en Afrique de l’Ouest et l’activité intense d’extraction se concentre sur les sols calcaires, ceux sur lesquels prennent racine les majestueux baobabs qui peuplent la plaine. Les parpaings de ciment sont omniprésents: chez les nombreux revendeurs que l’on aperçoit au bord des routes, devant les maisons en chantier, sur les panneaux publicitaires qui rythment le voyage1.
Une fabrique propose une alternative: le bloc de terre compacté (BTC). Je fais la route avec une autre personne intéressée par cette filière qui peine à décoller. Professeure à la Haute école de Suisse orientale, spécialiste en construction durable, Simone Stürwald est également membre de la Commission des normes de structures porteuses (ktn) de la SIA. Elle estime qu’en Europe, les changements sont trop lents à opérer et que nous n’avons plus le temps. En quête de solutions constructives durables, elle se donne six mois de congé sabbatique pour récolter les initiatives les plus intéressantes, sur tout le continent africain. Car ici, les alternatives au béton ne sont pas une question de bonne conscience écologique; ils sont d’abord une nécessité: il s’agit en priorité de limiter l’emploi de l’énergie.
La brique: avec ou sans énergie?
«Notre but est de produire des bâtiments qui vont consommer un minimum d’énergie et donner le meilleur confort possible», résume Doudou Dème, le directeur d’Élémenterre, une entreprise de construction spécialisée dans les produits à base de terre. Ingénieur de formation, Dème a suivi la formation postgrade du Centre international de la construction en terre (CRAterre, Grenoble, F) avant de rentrer au Sénégal pour créer son entreprise spécialisée dans la fabrication de blocs de terre compactée (BTC), à trois heures de Dakar. La latérite qui compose le sol du pays propose une gamme complète de granulométrie – pierres, graviers, sables, argiles – permettant de créer des briques sur mesure à peu près partout.
Avant de formuler le mélange, plusieurs tests («à la bouteille», «du cigare», «de la pastille», etc.)2 permettent de connaître les caractéristiques des sols puis de déterminer la technique et le type de mélange à privilégier. Une latérite avec peu d’argile expansive (10-15 % d’argile) par exemple, sera idéale pour produire des BTC, mais pas pour des adobes. Avant de lancer la production, quelques briques sont envoyées au laboratoire de test de l’Université de Thiès.
S’il ne doit pas être pulvérisé, le mélange est simplement tamisé, puis un tas est préparé pour la presse. Un premier homme mélange à sec la latérite, l’argile et le sable de calcaire, directement sur le sol. À l’aide d’une pelle, un second déplace ce tas vers un autre, où de l’eau (environ 10 % du volume) est ajoutée, en quantité suffisante pour créer le liant à partir de l’argile. Il forme une pâte homogène, sans boules, évalue à l’œil la qualité du mélange: trop d’eau et il sera collant, débordera de la presse et ne pourra être comprimé. La recette peut être constamment réajustée et les ouvriers, qui ont une dizaine d’années d’expérience, sentent immédiatement quand un mélange sera inadéquat. Enfin la matière est introduite dans le moule, la presse manuelle est actionnée par deux hommes, et une nouvelle brique est entreposée aux côtés d’une centaine d’autres.
Cette chorégraphie permet de produire un millier de briques par jour. Ce travail semble pénible, répétitif, mais l’approche artisanale assure l’autonomie complète du chantier, un contrôle continu de la qualité et la maîtrise des coûts, de Saint-Louis à la Casamance. L’énergie est rare, mais la main-d’œuvre abondante; aussi quand un chantier débute, Dème dépêche deux hommes avec une presse, recrute et forme les autres ouvriers sur place. Avec un malaxeur et les presses hydrauliques qu’elle a récemment acquises, l’entreprise peut produire quatre fois plus de briques. Le choix de la méthode – manuelle ou automatique – sera évalué à chaque projet, en fonction du volume de briques, des propriétés du site et du coût de l’électricité à investir.
Parpaing de ciment vs BTC
La teneur en ciment des BTC Élémenterre oscille entre 2 à 10 %, selon la pression exercée, et descend même jusqu’à 0 % pour des murs non porteurs, avec un mortier en terre. La brique standard supporte au minimum 2 MPa, une capacité qui suffit amplement à réaliser les maisons d’un ou deux niveaux répandues dans tout le pays. Les briques employées au Djoloff, un hôtel de trois niveaux érigé au centre de Dakar, supportent 2.5 MPa.
Les briques fabriquées à la presse manuelle contiennent environ 8 % de ciment, un taux que Dème cherche à diminuer, notamment avec l’appui de chercheurs venus du Danemark étudier ses produits. Ce n’est pas tant le bilan carbone qui pose problème, mais le coût: ces 8 % représentent environ 60 % du prix. Or, il faut que la brique soit accessible au plus grand nombre pour pénétrer le marché. Dans son estimation, la construction BTC n’est pas plus chère que la construction en parpaings de ciment, à condition de comparer l’ensemble de l’opération. Le parpaing se vend environ 250 francs CFA (environ 0.40 CHF), contre 200 pour la brique Élémenterre. La BTC est pleine, plus petite, et les murs appareillés ont une masse importante, mais sans fers ni ossature. L’opération serait en fin de compte comparable, car les murs en terre, une fois appareillés, ne nécessitent pas de finition. Pas plus que des carreaux de céramique, un matériau importé auquel les Sénégalais recourent massivement pour recouvrir leurs façades, mais qui sert plus au décor qu’au rafraichissement des édifices.
Dans cette région subsaharienne, les murs n’ont pas vraiment besoin d’isolation, surtout d’inertie thermique. En revanche, il est indispensable de bien isoler sous la toiture, où le rayonnement solaire se concentre. Pour y répondre, Élémenterre propose différents types de panneaux et de briques fabriqués à base de typha, cette plante invasive qui colonise le fleuve Sénégal et que l’on cherche aujourd’hui à valoriser3. Avec un broyeur à mil modifié, le typha est concassé puis les fibres sont mélangées à de la balle de riz, afin d’ajouter une granulométrie et gagner en densité. On ajoute de l’argile, de l’eau et le tout est mélangé à la barbotine. Les éléments les plus lourds seront employés pour des dalles à hourdis, les plus légers comme panneaux isolants, sous toiture ou en placage intérieur.
Questions d’image
La filière terre devrait être valorisée, selon Dème, car elle est basée sur une ressource abondante et une main d’œuvre locale: «Le coût de la main d’œuvre pour un bâtiment réalisé en terre représente environ 40 % – il n’est que de 20 % avec un bâtiment en béton, car le chantier est plus mécanisé.»
Trois cimenteries alimentent la région de Dakar: Sococim, Ciment du Sahel et Dangote. Une quatrième est actuellement en construction et toutes cette industrie est soutenue par l’État. «Pendant des années, on a dévalorisé tous les autres matériaux, on a prétendu que le béton règlerait tous les problèmes, estime Dème. Ces entreprises participent au PIB et, dans le discours du moins, aident les particuliers à construire leur habitation à moindre coût. Elles ont rendu accessible le matériau et maintenu l’illusion qu’il pouvait être employé partout. Aussi, l’image des grands cimentiers est associée au développement – je pense au contraire que cela ne développe pas du tout un pays comme le nôtre.»
Le parpaing de ciment est omniprésent au Sénégal, il est devenu une forme de capital pour les familles qui veulent construire «en dur», «à l’occidentale». «Or on ne réalise pas qu’en Europe on ne construit pas ainsi: on isole toujours la façade. On continue de suivre une logique qui n’est pas la nôtre, de produire des bâtiments qui ne sont pas adaptés à nos climats, sans même s’imaginer qu’il est possible de construire avec nos propres matériaux. On pense que ça ne sera pas moderne.»
Ainsi la construction traditionnelle en terre a été dévalorisée et le savoir-faire s’est perdu face à la construction «en dur» que l’on croit plus durable, parce qu’elle donne l’illusion de ne pas nécessiter d’entretien. Or les bâtiments réalisés en béton et en parpaings sont de véritables fours: pendant les mois les plus chauds, bien des habitants sont contraints de dormir dehors. Ce n’est donc pas seulement l’énergie consommée pour la production du ciment qui questionne, mais aussi l’utilisation électrique des appareils de ventilation et de climatisation, qui représenterait à elle seule près d’un cinquième de la consommation globale du pays4. Le sujet est sensible: l’énergie, en grande partie importée, est coûteuse et n’est pas disponible partout.
Médiatiser la terre
Au Sénégal, le savoir-faire circule et l’intérêt pour la terre semble se développer. De nombreux projets exploitent la BTC: des écoles en zones rurales financées par des projets de développement ou le programme La Voûte nubienne5, qui forme les maçons à un système constructif complet. Le site de l’association FactSahel encourage les échanges et bon nombre de projets ont été valorisés par le prix TerraFibra. Récemment, le prix Priztker a honoré l’architecte burkinabé Francis Diébédo Kéré (qui réalise actuellement le nouveau Goethe Institut de Dakar), pionnier de cette filière en Afrique subsaharienne. Mais est-ce que les gens le savent?
«Notre stratégie initiale était de proposer de beaux bâtiments pour convaincre les Sénégalais de choisir la terre.» Le Djoloff, réalisé par David Guyot en 2016, est une carte de visite importante. C’est le premier et le seul immeuble entièrement porteur en BTC de Dakar. Son caractère résolument urbain en fait un modèle. Dème espère encore que cette réussite pourra changer les mentalités, mais il ne se fait pas trop d’illusions: la plupart des clients sont des Européens, ce qui finit par être contre-productif. «Les Sénégalais qui voient ces travaux les associent avec les goûts et les moyens des Européens. Ils se disent que ce n’est pas moderne, que c’est une lubie de toubabs. Donc cela reste un modèle étranger.» Il n’y a pas vraiment de «ruissellement», constate Dème avec une pointe d’amertume. Il manque encore un soutien public solide pour lancer la filière. Et pourtant: en dix ans, Élémenterre a démontré qu’il y avait une demande pour la terre, et son carnet de commande reste bien rempli.
Doudou Dème est ingénieur et entrepreneur.
Notes
1 Sur l’apparition des cimenteries intégrées après l’an 2000, lire l’étude consacrée par Armelle Choplin au ciment en Afrique de l’Ouest, Matière grise de l’urbain: la vie du ciment en Afrique, Genève, MētisPresses, 2020, pp. 53-60.
2 Des explications d’essais de terrain pour la construction en terre crue sont mises à disposition en ligne par amàco, CRAterre et l’ENSAG.
3 Depuis la construction du barrage anti-sel de Diama, en 1986, le typha, un roseau à croissance rapide, prolifère dans le bassin du fleuve Sénégal, couvrant aujourd’hui près de 80 000 ha. La plante invasive provoque des inondations, pollue le fleuve et a impact majeur sur la biodiversité. Lancé en 2018 au Sénégal, le projet TyCCAO (Typha Combustible Construction Afrique de l’Ouest) cherche à valoriser la plante dans des éléments de construction.
4 Feuille de route pour une future règlementation énergétique et environnementale dans le secteur du bâtiment au Sénégal. Rapport final, janvier 2021. Programme for Energy Efficiency in Buildings (PEEB), 2021.
Cette part était estimée (sans source) à un tiers en 2007 dans l’étude de Thierry Joffroy, Arnaud Misse, Robert Celaire, Lalaina Rakotomalala, Architecture bioclimatique et efficacité énergétique des bâtiments au Sénégal, 2017, hal-02025559, p. 7: «En 2007, 33 % de la consommation totale d’électricité du Sénégal serait due à la climatisation liée à une inefficacité énergétique du parc des bâtiments existants dont le développement s’est fait majoritairement selon des modèles européens inadaptés aux conditions climatiques locales.»