Dé­ve­lop­pe­ment du­ra­ble: quel­le di­rec­tion pren­dre dans nos pro­je­ts?

À l’heure actuelle, la problématique du choix des matériaux est sur toutes les lèvres. Si les auteurs, ingénieurs associés du bureau Muttoni et Fernández Ingénieurs Conseils, la jugent pertinente, ils estiment qu’elle occulte trop souvent une réflexion critique sur la conception structurale la plus appropriée en termes de développement durable.

Data di pubblicazione
27-07-2023
Antonio Garcia
ingénieur civil et associé du bureau Muttoni et Fernández Ingénieurs Conseils
Pr Dr ing. civil Miguel Fernández Ruiz
enseigne Universidad Politécnica de Madrid (Espagne) | associé bureau Muttoni et Fernández Ingénieurs Conseils | membre commission de normalisation SIA 262 Construction en béton

Les réflexions sur le développement durable des nouvelles constructions sont à l’ordre du jour pour tous les acteurs du domaine. Toutefois, dans les premières phases du projet, elles se limitent souvent au choix de la matérialité à adopter (béton, maçonnerie, bois ou métal), indépendamment de la typologie structurale retenue. Cette question évidemment pertinente en éclipse cependant une autre, qui l’est davantage: quelle est la conception structurale la plus adéquate et les matériaux les plus appropriés en termes de développement durable? Y répondre permet de développer un projet efficient en termes de consommation de ressources, de modérer le coût et de développer une synergie avec le cadre social.

Les solutions holistiques, satisfaisant les piliers du développement durable, sont davantage liées à une conception structurale efficace qu’à une matérialité a priori imposée. À ce titre, nous pouvons relire par exemple les réflexions d’Eduardo Torroja1 sur l’importance d’une approche holistique: «Le résultat doit comprendre ces quatre dimensions: matériau, typologie structurale, formes et mesures ainsi que méthode de construction, qui sont indissolublement liées et qui s’influencent; seul un choix pertinent des quatre permettra d’atteindre la solution optimale; aucune n’est indépendante des autres ; aucune ne peut être oubliée.»

Dans ce cadre de réflexion, on constate que le béton a mauvaise presse2, notamment en raison des importantes émissions de CO2 lors de la fabrication du ciment. Le matériau ne semble pas détenir les qualités appropriées pour satisfaire les exigences du développement durable. Si le constat des émissions de CO2 est juste, il est néanmoins réducteur. La construction en béton a certes une empreinte écologique significative, mais le béton, de par ses avantages, est également le matériau de construction le plus utilisé (et de loin) dans le monde3. Si on se réfère aux études récentes4-5, l’impact en termes de bilan carbone des constructions en béton par mètre carré bâti, pour une structure conçue et dimensionnée de manière efficiente, est comparable à celui des autres matériaux de construction. Il faut également relever les importants efforts effectués par l’industrie de la construction dans les dernières décennies pour réduire l’empreinte environnementale du béton et de l’acier (fours à ciment plus efficients, recyclage des agrégats et des matières premières, remplacement d’une partie du clinker par d’autres éléments moins polluants, etc.) et des discussions pertinentes développées sur ce sujet6-7.

Il faut également se rappeler qu’une partie des éléments d’une nouvelle construction ne peuvent actuellement se détourner du béton, notamment pour les fondations, les éléments contre terre et les bassins ou réservoirs. La suppression complète du béton dans la construction ne semble pas réaliste, un point de vue largement partagé par les acteurs de la branche. Dès lors, comment plutôt l’employer de manière adéquate et/ou en combinaison avec d’autres matériaux en réduisant sa consommation8, en lien avec le concept architectural, structural et constructif?

Malgré le constat selon lequel les matériaux de construction ont un impact environnemental similaire, nettement subordonné à l’efficience des structures, des choix non rationnels sont parfois adoptés. Cela laisse supposer que cette observation n’est pas connue d’une partie des maîtres d’ouvrage ni de certains professionnels. Cette information, essentielle dans les premières phases du projet, est absente des discussions ; cela conduit à choisir des solutions qui ne sont pas forcément alignées avec les buts recherchés de réduction notable de l’impact environnemental.

Il est donc important de rappeler l’importance du rôle des maîtres d’ouvrage, des architectes, des ingénieurs en structures et des constructeurs afin de porter des projets dans la direction du développement durable, en particulier dans un usage mesuré des matériaux de construction. Certaines décisions adoptées lors de la phase de conception ont une incidence sur la qualité des réponses vis-à-vis des critères du développement durable, qui doivent prendre en compte les conditions locales et l’usage judicieux des matériaux de construction, y compris le béton.

Conception des structures en béton armé

Le béton est disponible pratiquement partout dans le monde et permet la réalisation d’éléments présentant des géométries et formes très différentes. De plus, il est relativement économique et ses propriétés sont stables dans le temps. Pour ces raisons principales, le béton est souvent choisi pour les projets de construction.

La phase de conception est le moment où l’ensemble des aspects en lien avec le développement durable doit être abordé sérieusement et objectivement. Il est important de rappeler que les décisions à prendre lors de la phase de conception doivent prendre en compte tous les aspects (coûts, maintenance, développement durable) à moyen et long terme et non uniquement les incidences à court terme, voire immédiates. Le maître d’ouvrage, en collaboration avec l’architecte, l’ingénieur structures et l’entreprise de construction, dispose à ce moment précis d’une influence décisive sur l’orientation du projet.

Un exemple, la construction des planchers

Les planchers constituent une partie importante de la construction des bâtiments et ils sont l’un des éléments décisifs sur le coût et la faisabilité d’un projet. Concernant les planchers en béton armé, ce choix est d’ailleurs central, car différentes typologies peuvent être utilisées, notamment la dalle plate, la dalle plate avec panneaux décaissés, la dalle nervurée ou la dalle à caissettes, par exemple (voir ci-contre). Chacune de ces typologies présente évidemment des avantages et inconvénients.

En observant les réalisations actuelles en Suisse, la typologie de la dalle plate est devenue prépondérante dans les dernières décennies grâce à sa facilité de construction et son excellente intégration architecturale. Toutefois, ce choix implique l’utilisation d’une grande quantité de matière qui n’est pas forcément justifiée par des raisons statiques (les zones déterminantes étant plutôt localisées près des appuis). La pertinence de cette typologie est ainsi à revoir dans une optique d’empreinte carbone.

Des études scientifiques4-5 ont démontré que la solution de la dalle plate est très peu performante et assez défavorable du point de vue des émissions de gaz à effet de serre, notamment pour des longues portées. Les différences entre les diverses typologies peuvent s’avérer importantes. Les planchers en bois ou mixtes bois-béton sont généralement associés à des typologies à faibles émissions. Mais leurs valeurs d’émission sont comparables à des typologies en béton armé visant à minimiser la quantité de matière utilisée, comme la dalle à caissettes ou la dalle avec panneaux décaissés. Cette dernière typologie peut même avoir une valeur d’émission plus basse. La construction des dalles nervurées ou avec champignons a d’ailleurs été largement répandue dans le passé – comme le montrent les travaux de Nervi, Torroja ou Maillart –, en tant que solutions permettant d’optimiser la quantité de matériau utilisée. D’autres typologies permettent en outre de plus grandes économies des matériaux9. En tout les cas, deux informations très importantes peuvent être tirées:

  • différents matériaux de construction peuvent avoir des empreintes comparables pour autant qu’ils soient utilisés de manière efficace, sans les gaspiller;
  • certains paramètres sont nettement dominants dans l’empreinte environnementale d’une structure, notamment la portée de la structure par rapport à sa matérialité.

En effet, une collaboration soutenue entre le maître d’ouvrage, l’architecte, l’ingénieur structures et, dans certains cas, le constructeur, afin de viser des portées limitées, serait une démarche très efficace pour réduire les émissions de gaz à effet de serre associées au projet. À titre de comparaison, un plancher en bois présentant des portées de 12 m est moins avantageux qu’un plancher mixte acier-béton ou en béton avec des portées de 6 m. Tout cela nous amène à mettre au premier plan les décisions de projet (favoriser les constructions modestes) et l’importance de la conception – une question de responsabilité sociale et environnementale que les acteurs de la construction devraient soulever ensemble.

Les aspects sociaux, environnementaux et économiques sont les piliers du développement durable et l’aspect financier doit évidemment être considéré pour les différentes typologies de plancher. Il doit prendre en compte le coût associé à sa construction, mais également à sa maintenance en lien avec sa durée de vie. En règle générale, une dalle plate en béton armé est dans ce contexte plus avantageuse à construire qu’un plancher en bois ou mixte bois-béton. Par ailleurs, du point de vue de la maintenance, les éléments en béton armé correctement conçus et exécutés ne nécessitent pas d’interventions lourdes pendant leur durée de vie utile, contrairement à d’autres solutions. Toutefois, il est à noter que ces résultats et considérations ne peuvent pas être généralisés, pouvant fluctuer en fonction du projet. Des études spécifiques devront être menées pour chaque situation considérée.

L’importance d’économiser les matériaux de construction, idée pleinement admise aujourd’hui pour des raisons de conscience environnementale, nous ramène d’ailleurs à la même philosophie de construction du passé, lorsque le coût des matériaux était plus élevé que celui de la main-d’œuvre. Il peut toutefois être envisagé que la hausse du prix de l’énergie et des matières premières remettra l’aspect économique à nouveau au centre des critères de décision et que les solutions adoptées seront celles qui minimisent la consommation des matériaux de construction.

Il est utile de se souvenir que l’aspect social lié au développement local est important. Une structure en bois, par exemple, peut être parfaitement adaptée et raisonnable si cette ressource est disponible localement, mais ne pas présenter de sens dans un endroit sans accès aisé à ce matériau.

Le choix du ciment et du type de béton

Un autre sujet central, qui provoque des échanges nourris entre acteurs de la construction, est le type de ciment à utiliser pour les constructions en béton. En effet, les connaissances, les performances et la technologie des ciments sont en constante évolution.

Le standard pour la construction en Suisse est actuellement l’emploi des bétons élaborés avec un ciment du type CEM II. Ce ciment est un bon compromis entre rapidité de durcissement, propriétés mécaniques et empreinte environnementale. Le ciment du type CEM I, avec une empreinte environnementale accrue est, lui, de moins en moins utilisé (sauf pour quelques applications de préfabrication par exemple). Plus ou moins récemment, d’autres types de ciment sont disponibles sur le marché, comme le CEM III, avec une empreinte environnementale réduite.

L’emploi d’un ciment du type CEM III est perçu comme une excellente occasion d’améliorer l’empreinte des constructions en béton, mais certains aspects doivent être considérés6-7. Par exemple, il présente un durcissement lent (certains pays ne conseillent d’ailleurs pas son emploi dans des éléments précontraints) ou une résistance à la carbonatation diminuée dans certains cas. En outre, l’expérience montre qu’actuellement le critère qui limite son emploi de manière massive est la faible disponibilité de ce matériau sur le marché et le fait que plusieurs composants (remplaçants du clinker) sont importés, réduisant la vocation locale des matériaux.

Enfin, une mention spéciale est également à attribuer au béton recyclé. Ce matériau s’est consolidé comme une alternative au béton avec des agrégats non recyclés. Le béton recyclé émet globalement des quantités de gaz à effet de serre similaires à celles du béton non recyclé, mais son objectif est de réduire la pression sur les ressources naturelles, notamment sur les graviers. En dépit de certaines particularités (retrait plus élevé, aspect non uniforme en surface), son emploi se justifie tout particulièrement quand l’accès à des agrégats locaux de démolition est possible. Il montre aussi la versatilité du béton pour répondre aux exigences de la construction et du développement durable.

Considérations sur la préfabrication

L’adoption de la préfabrication est une approche qui peut être intéressante au niveau des délais de construction d’un bâtiment. Elle est amplement utilisée en Suisse pour certains éléments (les colonnes, par exemple) et constitue même le standard actuel de la construction pour de nombreux pays, notamment les pays nordiques, pour tous les éléments de construction. Du point de vue du développement durable, la préfabrication est intéressante car elle permet un contrôle accru de la qualité de production (ce qui peut être utilisé pour affiner les dimensions) et une optimisation des formes et pièces. Du point de vue des coûts, la spécialisation offerte par la préfabrication permet souvent une réduction des coûts, pour autant qu’une certaine répétitivité soit présente.

Concernant la conception d’une structure, l’emploi de la préfabrication demande souvent l’intégration du concept de répétitivité dans les premières étapes afin de définir une géométrie et des trames adaptées. Parallèlement, on peut intégrer, dans cette phase de projet, le concept de la modularité, du démontage et du réemploi futur. Ce dernier est une propriété particulièrement intéressante pour les constructions en acier.

Les interventions sur les structures existantes

En dehors de la construction des nouvelles structures, l’adaptation et le réemploi de structures existantes doivent également être intégrés dans les concepts du développement durable, d’autant plus que le patrimoine bâti actuel est riche en quantité et qualité. Il est le témoin de notre culture, de notre sensibilité et des ambitions passées dans les visions architecturales, mais également dans les techniques de construction. Certaines de ces constructions existantes illustrent le soin porté à l’usage parcimonieux de la matière, bien au-delà des considérations actuelles et en harmonie avec le respect des piliers du développement durable.

Sans pour autant tomber dans la nostalgie de ces époques, il semble évident qu’offrir une deuxième vie aux structures existantes, en les adaptant si nécessaire, permettrait d’offrir des espaces de qualité pour notre société. Ainsi, la démolition de ces ouvrages, pour simplement les remplacer, devrait être perçue comme une exception et non comme une habitude immuable. Ce nouveau paradigme permettrait de réduire la génération de résidus et de déchets de démolition et, par la même occasion, de diminuer la pression sur les ressources naturelles.

Ce choix s’accompagne d’une modification de la manière d’appréhender les projets liés à une construction existante. Il s’agit d’une excellente opportunité pour les architectes, ingénieurs structures et constructeurs de développer des projets respectueux de l’état existant et d’exploiter les connaissances de haut niveau des différents acteurs pour atteindre la sobriété dans l’exploitation des matériaux de construction et ainsi apporter une plus grande plus-value souhaitée par la société. Les connaissances de pointe en termes d’évaluation de la résistance (analyses raffinées) et de la fiabilité10 permettent de rendre le travail de l’ingénieur précieux et décisif pour la faisabilité et l’économie des constructions.

Cette approche est déjà largement intégrée dans les projets liés à la restauration d’ouvrages historiques et dans les structures en maçonnerie en pierres naturelles, mais pas nécessairement pour des raisons purement environnementales. En effet, ces ouvrages sont le témoin d’une époque historique, mais représentent également une trace d’une vision architecturale, de concepts statiques, de techniques de construction et de matériaux utilisés, en d’autres termes, de notre propre histoire, qu’il s’agit de préserver et de transmettre aux prochaines ­générations.                 

Investir dans la réflexion

Il est aussi bon de se souvenir que nos prédécesseurs ont réalisé un nombre important de ponts en arc, constitués de pierres naturelles. Ceux-ci sont souvent plus que centenaires, encore en exploitation, en bon état et demandent une maintenance réduite. Certains de ces ouvrages sont tellement résilients et résistants que certains maîtres d’ouvrage n’ont même pas conscience de posséder ce genre de construction. Nos prédécesseurs n’auraient-ils donc pas déjà intégré inconsciemment le développement durable dans leur projet? Cela mérite un temps de réflexion.

En conclusion, il faut rappeler l’importance dans nos projets de l’usage parcimonieux des matériaux de construction (efficience structurale) et de la sélection de la matérialité la plus opportune pour la typologie retenue (en écartant des choix a priori). Ces aspects sont à intégrer par le biais d’une collaboration étroite entre les maîtres d’ouvrage, les architectes, les entreprises de construction et les ingénieurs structures. Dans ce contexte, ces derniers doivent incorporer des connaissances techniques de pointe (optimisation structurale, analyse raffinée des structures) et notamment les possibilités offertes tant par les matériaux existants et consolidés (particulièrement le béton, avec un usage rationnel et optimisé) que par les nouveaux développements dans les matériaux (avec réductions de leur empreinte environnementale). Le changement des conditions sociales et de la perception du rôle de la construction dans le développement durable sont une opportunité extraordinaire pour nous améliorer, évoluer et transmettre un héritage de qualité aux générations à venir. Nous devons tous être à la hauteur du défi.

Notes

 

1 Torroja Miret, E., Razón y Ser de los Tipos Estructurales, Pub. 1957 – Réimpression par l’Instituto de Ciencias de la Construcción (1991), Madrid, Espagne, 403 pp.

 

2 Jonathan Watts, «Concrete: the most destructive material on Earth», The Guardian, 2019

 

3 Favier, A., De Wolf, C., Scrivener, K., Habert, G., A sustainable future for the European Cement and Concrete Industry – Technology assessment for full decarbonisation of the industry by 2050, 2018, ETHZ – EPFL report, 93 pp.

 

4 The Concrete Centre, Comparison of embodied carbon in concrete structural systems, TCC/05/33, 2021, 8 pp.

 

5 Regúlez, B., Faria, D.V., Todisco, L., Fernández Ruiz, M., Corres Peiretti, H., Sustainability in construction: the urgent need for a new ethics, Structural Concrete, Wiley, 2022, pp. 1-21 (doi.org/10.1002/suco.202200406)

 

6 Bengana, A., «Ciments et bétons bas-carbone, où en sommes-nous?», Tracés 4/2023

 

7 Matthes, W., Schiegg, Y., «Ciment spécial CEM III/B: rétablir la vérité sur ses usages», Tracés 2/2023

 

8 Fivet, C., Bauen, «Créer sans consommer : une responsabilité éthique», L’art des ingénieurs suisses, Vol. 4, 2022, pp. 98-103

 

9 Hawkins, W., «Reducing the carbon emissions of building construction using thin shell concrete floors», Concrete in Australia, Vol. 48, No. 2, 2022, pp. 35-40

 

10 Fernández Ruiz, M., Regúlez, B., Todisco, L., Faria, D.V., Corres Peiretti, H., «Reliability- and sustainability-driven strategies for the maintenance of existing structures», Structural Concrete, Wiley, 2023, pp. 1-19

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