«La LAT 1 était en avan­ce sur son temps»

Dix ans après la première révision de la loi sur l’aménagement du territoire (LAT 1) en 2014, Damian Jerjen, directeur d’EspaceSuisse, revient sur ses effets positifs, en particulier sur les changements de mentalité et la nouvelle culture de la planification qu’elle a impulsés.

Data di pubblicazione
13-05-2024

TRACÉS: Dix ans après l’entrée en vigueur de la LAT 1, quel bilan peut-on en tirer? A-t-elle eu un impact sur la manière dont on aménage le territoire? Y a-t-il eu des freins à sa mise en œuvre?

Damian Jerjen: Le changement de paradigme introduit par la LAT 1 avait généré des craintes: on ne pourrait plus construire, l’industrie de la construction allait péricliter, etc. Aujourd’hui encore, face à la menace de pénurie de logements, de nombreuses voix s’élèvent pour stigmatiser l’aménagement du territoire et appeler à la dérégulation. En réponse à ce type d’argumentation, nous avons toujours tenu à rappeler que l’objectif principal de la LAT, lorsqu’elle est entrée en vigueur en 1979, était de renforcer le principe primordial de distinction entre les zones à bâtir et celles qui ne le sont pas. La LAT 1 a effectivement introduit un changement de paradigme important car, pour éviter le mitage du territoire, il faut développer vers l’intérieur; les nouvelles mises en zone à bâtir seront désormais l’exception. Certains cantons comme le Valais doivent même réduire leurs zones. Nous sommes donc confrontés à une complexité élevée.

Ça, c’est pour l’aspect contraignant, mais quels effets positifs?

Au-delà de ces craintes, nous avons constaté ces dix dernières années plusieurs effets positifs. D’abord une augmentation de la prise de conscience de l’importance du développement vers l’intérieur. Les citoyens ont en mesuré les plus-values et l’ont acceptée, à condition qu’il y ait de la qualité, ce qui n’est pas toujours le cas. Il faut augmenter la qualité existante, mais aussi réparer les déficits dans le bâti.

Depuis dix ans, nous constatons aussi une plus grande sensibilité autour de cette notion, qu’il s’agisse de qualité de l’urbanisation, de qualité architecturale ou paysagère. C’est une grande avancée permise par la LAT 1.

Les réflexions stratégiques ont aussi gagné en importance. La LAT 1 oblige tous les cantons à élaborer un «projet de territoire», qui définit leur stratégie de développement, ce qui n’était pas le cas auparavant. Dans la plupart des cantons, la loi exige également que les communes, avant de réviser leur plan d’affectation, réfléchissent à un niveau stratégique et élaborent un «concept global», un «plan directeur communal». Les terminologies varient mais l’idée reste la même: mener une réflexion stratégique.

Le dernier point fort de la LAT 1, selon moi, c’est la participation. Avant, elle se résumait souvent pour les communes à présenter leurs projets à l’assemblée primaire, mais ça ne suffit plus aujourd’hui. Un cercle d’acteurs, le plus large possible, doit être associé en amont pour qu’un dialogue se mette en place.

A-t-il vraiment fallu attendre la révision de la LAT pour voir émerger ces notions de stratégie, de qualité, de partici­pation?

Non, toutes ces notions étaient déjà présentes, mais pas sur l’ensemble du territoire. La LAT 1 n’a pas fondamentalement changé les choses dans les grandes villes par exemple, qui ont toujours fait du développement vers l’intérieur, tout simplement parce qu’elles n’avaient pas assez de place pour s’étendre. Elles avaient donc déjà cette expérience.

La LAT 1 a étendu ces principes à toutes les communes, même si certaines n’ont rien fait, ou se sont surtout préoccupé de ne pas avoir à dézoner, ou seulement a minima, avant de se poser la question de la qualité. Mais si elles veulent continuer à avancer, elles vont devoir passer par des réflexions stratégiques et viser la qualité qu’impose la LAT 1. Y compris les communes rurales et touristiques, qui ont des problèmes de vitalité des centres, de résidences secondaires, etc.

La LAT 1 marque la fin des grands projets de construction ex nihilo. Mais urbaniser des secteurs déjà construits pour continuer à accueillir la croissance introduit de nouvelles complexités et implique de revoir complètement la manière dont on planifie et on projette. Toutes les communes sont-elles outillées pour faire face?

La bonne nouvelle, c’est qu’on a suffisamment de place en Suisse sans nouvelles mises en zone. Une étude du cabinet Wüest Partner1 a mis en évidence un potentiel d’accueil de plus d’un million d’habitants dans les zones à bâtir encore non construites et d’environ 1.5 million dans les zones à bâtir déjà construites. Il y a donc de la place, mais il est vrai que la complexité augmente: on doit de plus en plus développer dans le déjà-construit. Ce n’est pas nouveau, nous avons déjà les retours d’expérience des dix années précédentes et nous connaissons les facteurs clés du succès pour le développement vers l’intérieur. Grâce à nos analyses de bons exemples2, nous pouvons dire aujourd’hui quels sont les «bons» ingrédients. L’interdisciplinarité est la clé: l’architecte, l’aménagiste, l’urbaniste ou l’investisseur ne peuvent pas tout résoudre seuls. Ils ont besoin de biologistes, d’ingénieurs mobilité, d’ingénieurs hydrologues, ou encore de spécialistes du changement climatique.

Il faut aussi plus de flexibilité: les grandes planifications prennent du temps, souvent plus de dix ans pour les projets urbains, comme on l’a vu pour l’écoquartier des Vergers à Meyrin (GE). Dans cet intervalle, le cadre peut évoluer et il faudrait pouvoir adapter ce qui a été planifié. Europaallee à Zurich a été imaginée avant 2010: aujourd’hui, on ne ferait plus ces grandes places goudronnées, par exemple.

Au lieu d’inventer de nouveaux instruments, continuons avec ceux que nous avons et que nous connaissons, mais autorisons un peu de flexibilité pour permettre l’expérimentation dont nous aurons de plus en plus besoin dans le futur.

On a effectivement le sentiment que les planifications sont souvent «en retard» par rapport à des préoccupations sociales et environnementales qui évoluent très vite.

Je suis optimiste. Au lieu de dire «on est en retard», je préfère dire que nous avons toujours eu les instruments et les outils nécessaires, mais que nous ne les avons pas utilisés à bon escient. La LAT 1 était en réalité en avance sur son temps. Un quartier conçu selon ses principes – développement vers l’intérieur de qualité, renforcement de la biodiversité, paysage de qualité, mixité des usages, etc. – est un ­quartier résilient face au changement climatique. Trop longtemps, nous n’avons pas eu conscience qu’il y avait urgence et nous avons continué comme avant parce qu’il était plus simple de construire comme on l’avait toujours fait. Maintenant l’urgence est là, il faut construire dans des secteurs déjà bâtis, rénover, transformer, surélever, ce qui est plus complexe et difficile.

Comment expliquer que la LAT 1, que vous considérez comme un bon outil, ne recueille pas plus d’adhésions et soit si difficile à mettre en œuvre dans certains territoires?

C’est une question de société et de prise de conscience. Aujourd’hui, le sujet économique est très présent, comme celui de la propriété. Dans le futur, il faudra aussi changer cette perspective. Les communes devront prendre un peu plus en main leur destin en menant des politiques actives en matière de logements à des prix abordables ou de mesures contre la thésaurisation des parcelles. Dans notre système de marché, l’économie prime, mais les nouveaux enjeux appellent un changement de paradigme, une transformation vers un autre système, que nous appelons la «durabilité forte». La durabilité repose sur trois piliers: économique, social et environnemental, mais nous devons maintenant donner la priorité à l’environnement. Pour moi, la Vision territoriale transfrontalière 2050 du Grand Genève (voir nos chroniques dans TRACÉS depuis janvier 2023), qui place le «socle du vivant» comme base de toute planification, est un excellent exemple de la direction à suivre. Parce que si on ne le fait pas, on sera forcé de le faire. Dans la pesée des intérêts, poser ce socle du vivant comme primat donne beaucoup plus de poids aux décisions et aux planifications. La lutte contre le réchauffement climatique a tendance à se focaliser sur une diminution des émissions de CO2, qui ne représente qu’un côté de la médaille. Il faut aussi préserver la nature et les écosystèmes.

Ces visions stratégiques sont généralement discutées dans des cercles où tout le monde est plus ou moins d’accord, mais elles peinent à «descendre» au niveau local où elles peuvent rencontrer l’opposition des élus, du monde économique ou des citoyens.

Le problème vient peut-être aussi de notre système démocratique binaire, qui ne permet que d’être «pour» ou «contre». Avec 51 % des voix, un camp gagne et tous les autres perdent. Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure manière de répondre aux défis. Le développement d’espaces de vie de qualité passera plutôt par une sorte de cocréation, et, pour cela, la vision stratégique est importante: exprimer ce qu’on veut pour le futur de notre territoire puis trouver des manières d’y arriver et des compromis. Aujourd’hui par exemple, nous, aménagistes, n’écoutons pas assez les développeurs et les constructeurs, alors que nous devrions nous rapprocher de ces acteurs, et vice versa, pour faire des espaces de vie de qualité.

Les communes ont-elles l’envie, et surtout les moyens, de mettre en œuvre les visions stratégiques définies au niveau fédéral et cantonal?

Voilà une des leçons que nous avons tirées de la LAT 1: les petites communes peuvent se regrouper et réfléchir à la mise en œuvre de ces objectifs dans un espace fonctionnel3 et pas seulement à l’intérieur de leurs limites institutionnelles. Elles auraient alors beaucoup plus d’opportunités et de ressources. Mais, là encore, il s’agit d’un changement de paradigme car la Suisse cultive l’autonomie communale en matière d’aménagement du territoire.

Il y a cependant des exemples à suivre, à l’image du Prix Wakker 2024 attribué à l’association Birsstadt4, dix communes et deux cantons qui ont travaillé ensemble, dans un contexte de forte pression, sur l’urbanisation et les zones artisanales pour valoriser le paysage et le patrimoine bâti.

Pour moi, les communes doivent prendre leur destin en main et aller de l’avant, agir plutôt que réagir. Elles ont tout à y gagner. Mais prendre des décisions qui ne font pas l’unanimité demande passablement de courage. C’est pourtant possible. Plusieurs bons exemples le prouvent.

Pour conclure sur les résultats positifs de la LAT 1, j’insisterais sur l’interdisciplinarité et la participation. La LAT 1 nous incite à travailler en étroite collaboration avec d’autres champs de compétences, celles des architectes-paysagistes ou des ingénieurs hydrologues pour la ville éponge, par exemple, et à faire participer la population. Il s’agit de cocréer. C’est la seule manière à mon avis de répondre aux enjeux actuels.

PLANIFICATIONS IMBRIQUÉES

 

À l’entrée en vigueur de la LAT révisée le 1er mai 2014, les cantons avaient cinq ans pour adapter leurs plans directeurs. Depuis octobre 2022, tous les cantons disposent de plans dicteurs correspondant aux nouvelles dispositions. Désormais, les plans d’affectation communaux doivent être mis en conformité avec ces plans directeurs révisés; cette mise en conformité est encore en cours dans la plupart des communes.

 

Entre eux, ces différents instruments n’entretiennent pas de rapports hiérarchiques, mais évoluent en interaction dynamique les uns avec les autres selon le principe du contre-courant. Chaque planification doit ainsi tenir compte des planifications existantes aux différents niveaux étatiques.

Notes

 

1 Immo-Monitoring 2023, p. 66, Wüest Partner

 

2 Voir le site densipedia.ch développé par Espacesuisse, qui recense les bons exemples en matière de développement vers l’intérieur.

 

3 Territoire au sein duquel deux ou plusieurs localités ou régions entretiennent d’étroites relations sociales, économiques et culturelles (agglomérations, intercommunalités, syndicats mixtes…)

 

4 L’association est constituée de neuf communes de Bâle-Campagne (Aesch, Arlesheim, Birsfelden, Duggingen, Grellingen, Muttenz, Münchenstein, Pfeffingen et Reinach) et d’une commune soleuroise (Dornach). La volonté de collaborer est concrétisée par le financement de la Verein Birsstadt par les communes et son comité formé des maires. Les stratégies générales dans les domaines du paysage, de l’habitat, de la mobilité et de l’adaptation au changement climatique sont traitées et élaborées au sein de l’association, qui les défend à l’extérieur. Les échanges réguliers permettent de renforcer le transfert de connaissance entre les communes (patrimoinesuisse.ch).

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