La pier­re lé­gè­re – en­tre­tien avec Elias et You­sef Ana­stas

Cet été, on lève les voiles

Depuis près de dix ans, Elias et Yousef Anastas mènent par l’expérimentation et dans leurs réalisations une recherche sur l’emploi de la pierre structurelle dans l'architecture contemporaine, la combinaison de l'artisanat traditionnel avec des techniques de construction innovantes. En puisant la matière et la technique de différentes régions et époques, ils parviennent ainsi à donner une valeur exceptionnelle à ce matériau omniprésent en Palestine.

Data di pubblicazione
09-09-2024

TRACÉS: D’où vient votre intérêt pour la construction en pierre massive?
Yousef Anastas (YA): Nos projets sont toujours des réactions à un contexte précis. Nous nous sommes intéressés à la pierre quand nous avons commencé à comprendre la place qu’elle occupe en Palestine. Ici, tout nouveau bâtiment doit être en pierre pour obtenir un permis de construire. En réalité, tout est construit en béton coulé sur place et recouvert par de la pierre de parement. Les bâtiments finissent par tous se ressembler car ce mode constructif est reproduit sur tout le territoire.

Elias Anastas (EA): En Palestine, la majorité des pierres sont issues de deux grands bassins calcaires, dans le nord et dans le sud du pays. Où que l’on aille, on se trouve à moins de 50 km d’une carrière. Cela explique la forte présence de la pierre dans l’architecture et du savoir-faire dans la maçonnerie et la stéréotomie. En comparaison avec ses voisins, comme le Liban ou la Jordanie, la Palestine a la particularité d’avoir une architecture vernaculaire en pierre. Par le passé, cette tradition constructive n’était pas réservée aux temples ou aux mosquées mais était également employée pour des bâtiments domestiques.

YA: L’utilisation de la pierre en Palestine est très connotée politiquement. Le mandat britannique de l’année 1918 a eu une incidence importante sur la construction en pierre. Le masterplan pour Jérusalem qui accompagne le mandat prescrit que tous les nouveaux bâtiments soient réalisés en pierre afin d’unifier le paysage construit. Les conséquences sont plus qu’architecturales : les anciens quartiers de Jérusalem, qui n’étaient pas construits en pierre, ne sont plus considérés comme faisant partie de la ville alors que les nouveaux quartiers — ceux des colons par exemple — le seraient, puisque construits en pierre. On peut lire entre les lignes une stratégie de conquête territoriale par le matériau pierre. C’est d’ailleurs à ce moment-là que la pierre de parement est introduite en Palestine et que l’on va assister à une perte de savoir-faire dans la construction en pierre massive. On a démarré Stone matters, notre recherche sur l’utilisation structurelle de la pierre dans l’architecture contemporaine en Palestine, sur la base de ces différents constats. 

Un grand nombre de vos projets employant la pierre massive sous forme de voûtes ou de coques sont des installations éphémères. Est-ce que vous ambitionnez d’appliquer ces procédés dans des construction pérennes?
YA: Les installations éphémères nous permettent de développer notre recherche sur la construction en pierre. Depuis 2012, une dizaine d’expérimentations en pierre structurelle nous ont permis d’articuler une pensée sur le matériau allant de son extraction à son montage. Stone Sculpture Garden, le projet que nous avons récemment présenté avec Assemble aux Deichtorhallen de Hambourg est réalisé à partir de fragments de structures. Parmi ces fragments, une colonne composée de pierres récupérées sur des bâtiments détruits en Palestine. Ils ont été démolis parce que la loi protège uniquement les bâtiments réalisés avant 1917. Pourtant les bâtiments construits après cette date constituent un patrimoine important, celui du modernisme palestinien avec ses adaptations locales du mouvement international. L’hybridation de la pierre et du béton en est un exemple. Or ce patrimoine est en train de disparaitre. La colonne est composée d’anciens blocs de pierre et de nouveaux blocs qui viennent épouser leurs formes. Il en résulte une nouvelle esthétique qui fait écho à la longévité de ce matériau réemployable.

EA: Avec Stonematters, on peut parler de recherche appliquée puisqu’il y a un va-et-vient constant entre nos expérimentations pour des installations et notre pratique sur des projets de bâtiments. 

Votre travail est animé par un intérêt pour les techniques et les savoir-faire constructifs traditionnels sans pour autant rester dans la nostalgie ou la reproduction. Concrètement, quelle relation à l’histoire cherchez-vous à construire dans vos projets? 
YA: Avec Maurizio Brocato du laboratoire GSA (Géométrie, Structure, Architecture) de l’ENSA Paris-Malaquais, nous avons exploré comment adapter des techniques historiques de construction en pierre à des enjeux contemporains, notamment par l’étude d’anciens traités. Mais surtout, en Palestine on trouve partout de l’architecture en pierre massive. Pour nous, c’est là une source de références et de réflexion inépuisable.

EA: Chaque projet est différent. Dans le cas du magasin que l’on a construit pour l’Abbaye Sainte-Marie-de-la-Résurrection à Jérusalem, par exemple, nous avons réfléchi à la façon dont on pourrait traduire la rigueur constructive du bâtiment existant avec ses voûtes croisées sur un plafond carré de petites dimensions. C’est là que nous avons regardé de près la voûte plate de l’ingénieur français du 18e siècle Joseph Abeille. 

La question du renforcement se pose souvent pour des projets contemporains en pierre massive. D’un côté, il y a des puristes qui sont contre tout assemblage de la pierre avec d’autres matériaux, et, de l’autre côté, ceux qui recherchent ces alliages. Je pense notamment aux développements actuels de la pierre pré- et post-contrainte en Angleterre. Où est-ce que vous vous situez dans ce débat?
YA: Ce sont des espaces et non pas des technologies que l’on cherche à concevoir. Si l’on réalise la structure d’un bâtiment uniquement en pierre sèche mais que l’espace est défaillant en termes de lumièrealors cela ne sert à rien. Deuxièmement, le fait de ne pas vouloir associer la pierre à d’autres matériaux implique de travailler la pierre uniquement en compression. C’est vrai que la pierre est la plus performante mécaniquement en compression mais cela limite son potentiel formel.  Elle peut aussi travailler en flexion et en traction : l’histoire de l’architecture nous enseigne toute la diversité d’usages structurels de la pierre et les formes qui en découlent.

EA: L’attitude puriste peut parfois relever d’une idéalisation du passé. Si un renforcement permet à une structure en pierre de porter plus loin ou de mieux résister aux tremblements de terre, cela mérite à mon sens d’être étudié.

Qu’apportent les outils numériques (notamment paramétriques) à la construction en pierre massive aujourd’hui?
YA: Les outils paramétriques permettent d’aller plus loin et plus rapidement dans l’optimisation des structures. Cependant, il ne faut pas oublier qu’avant nous, on concevait des structures complexes sans ces outils. Il faut garder une certaine modestie. 

EA: Il en va de même avec les outils de transformation de la pierre comme les scies à 3, 5 ou 7 axes, qui peuvent accélérer le processus de construction. Mais, à Bethléem, on voit aussi l’appauvrissement culturel que leur usage peut engendrer : plusieurs usines sont équipées de ces technologies et la quasi-totalité de leur travail consiste à reproduire des chapiteaux corinthiens ou des balustrades ornementales pour des grandes villas situées dans le Golfe ou aux États-Unis. Ces technologies ne génèrent pas en soi de nouvelles formes et ne contribuent ni au savoir-faire du concepteur ni à celui du maçon.

Est-ce que la légèreté ou l’efficacité constructive sont des qualités que vous recherchez dans vos projets?
EA: Notre installation pour la Biennale de Venise en 2021 est sans doute le projet qui incarne le mieux cette recherche de légèreté avec une structure en pierre. Au lieu de partir du plan d’une habitation et de le projeter sur une structure, on a pris le chemin inverse. La justification pour construire cette structure légère, dont l’empreinte est réduite à des colonnettes,  était de donner une grande autonomie à l’organisation d’un espace domestique. Donc, la légèreté du pavillon n’était pas une finalité technique mais répondait ici à une intention esthétique et aussi d’usage.

YA: Un sujet qui nous interpelle beaucoup dernièrement est celui des contreformes pour les structures en pierre. Très souvent, on les jette. Nous avons donc réfléchi à des systèmes constructifs qui nécessiteraient moins de contreformes. Une technique en pierre corail que nous avons observée dans la vieille ville de Djeddah en Arabie saoudite est très instructive à cet égard. Pour remplacer ponctuellement des blocs de pierre dans les murs sans tout déconstruire, les maçons ont intégré des poutres en bois à intervalle d’un mètre sur toute hauteur du mur. Ces poutres servent de linteaux quand les blocs situés en dessous sont temporairement enlevés. Dans cet exemple, la façon de concevoir les murs en pierre inclut une réflexion sur l’entretien de la structure dans le temps. 

Elias Anastas est architecte, Yousef Anastas architecte et ingénieur civil, AAU Anastas Bethlehem/Paris 

 

Natalia Petkova est architecte et chercheuse à Paris et Zurich. Elle est auteure d’une thèse doctorale (ENSA) sur la construction en pierre contemporaine.

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