Petite contre-histoire de la suburbia américaine
Le Funambule
Les films hollywoodiens relaient souvent une vision de la suburbia (banlieue) américaine respectant le récit soi-disant fondateur d’un tel développement urbain de l’après-guerre : cette forme semi-urbaine visait à inciter l’accès à la propriété pour la classe moyenne. Sans contredire ce récit, cette courte contre-histoire de la suburbia américaine s’efforce d’en complexifier la lecture, en y apportant cinq éléments additionnels
1) Le premier est celui du territoire national et de son infrastructure. En 1949, cinq entreprises liées à l’industrie automobile, dont General Motors, sont accusées (sans être poursuivies) d’entente visant à établir un monopole, lorsqu’elles achètent les tramways et trains électriques de 45 villes américaines, dans le but de les détruire. Le règne de la voiture est consolidé par le « National Interstate and Defense Highways Act » établi par l’administration Einsenhower et voté en 1956. Celui-ci envisage la construction massive des autoroutes américaines sur l’ensemble du territoire. Ces autoroutes sont conçues comme pouvant potentiellement servir l’armée dans un contexte incertain de guerre froide. C’est ainsi que l’on peut voir des essais d’atterrissage d’avions militaires de l’OTAN sur de nouvelles autoroutes en Allemagne de l’Ouest à la même époque.
2) A l’échelle des Etats, la suburbia et son étalement urbain permettent à la fois une dispersion géographique des humains et des ressources. Cette dispersion est envisagée comme réponse stratégique au risque de bombardement nucléaire1. On trouve ainsi de nombreuses études d’époque et des exercices à taille réelle examinant l’impact matériel qui résulterait d’une telle attaque militaire.
3) Au niveau de l’espace urbain, l’individualisation des corps par le biais de l’automobile, ainsi que le renoncement à l’espace urbain de type européen, permettent un contrôle de la population et des mouvements sociaux potentiels. Le shopping mall et ses avatars deviennent les espaces aseptisés, privatisés et rentables de la rencontre avec l’altérité. Ceux-ci sont policés par des forces de sécurité, elles aussi privatisées.
4) Passons désormais à la maison suburbaine. Le travail d’Olivia Ahn sur la ville suburbaine de Levittown (Long Island) nous montre combien l’architecture de l’espace domestique est déterminé par le genre : la femme de l’après-guerre doit redevenir la figure casanière qu’elle avait été avant la guerre. La maison suburbaine est donc conçue de telle manière que la femme en soit l’usagère principale, comme l’argumente le designer Henry Dreyfuss lorsqu’il définit des rôles précis pour ses deux modèles corporels et « genrés », Joe et Josephine. Le design d’objets ou de véhicules militaires, au bureau ou à l’usine, sera ainsi conçu autour du corps de Joe, alors que les objets domestiques (l’aspirateur, le téléphone, le fer à repasser, etc.) seront imaginés à partir de celui de Josephine.
5) La construction suburbaine se fait à la même époque que le développement de l’industrie pharmaceutique au sein d’une société qui s’affirme de plus en plus en opposition au modèle collectiviste. C’est ainsi que la pilule contraceptive est produite, distribuée et enfin consommée par de nombreuses femmes américaines, comme l’explique Beatriz Preciado dans son livre Testo Junkie (Grasset, 2008). La pilule, objet paradigmatique dont l’ingestion volontaire constitue une sorte de cérémonial politique pour Preciado, intervient donc au sein d’un programme alliant gestion démographique et production de capital.
Nous pouvons conclure par l’évocation du livre Relocations (New York University Press, 2011) de Karen Tongson, qui analyse de quelle manière le récit dominant d’une suburbia blanche génératrice d’un imaginaire hétérosexuel fort la suburbia étant généralement le lieu approprié de la reproduction peut se trouver dérangé par un autre imaginaire produit par les populations suburbaines queer et/ou de couleur, exclues du récit originel. Ces populations occupent pourtant une place majoritaire au sein de nombreuses régions suburbaines comme c’est le cas de celles décrites par Tongson, l’Inland Empire et l’Orange County, toutes deux en Californie. L’architecture participant largement à la formation des imaginaires, nous pouvons envisager chacun des éléments ici énumérés comme des accès permettant d’intervenir sur l’espace surburbain, un milieu beaucoup plus politique que ne le laisse deviner sa tranquillité déconcertante.
Note
1. les travaux de Peter Gallison et de Joseph Masco.