La multinationale de l’art plie (mais ne rompt pas) à Helsinki
L’annonce d’une future franchise nordique de la Fondation R. Guggenheim a rencontré un accueil plus que mitigé dans la capitale finlandaise. Au-delà des questions sur la privatisation des projets culturels, cette polémique met en évidence deux visions du développement urbain : l’une reposant sur des facteurs hors-sols et l’autre fondée sur la valorisation des particularités endogènes.
Icône autosuffisante ou bâtiment au service de l’art qu’il expose ? Objet hors-sol de marketing international et de promotion touristique ou générateur d’urbanité générique ? Instrument de valorisation financière des œuvres pour le marché de l’art ou lieu d’exposition pour une scène artistique locale émergente ? Ces positions antagonistes, légèrement caricaturées, sur la place du musée dans la ville et son rôle dans la transmission des savoirs occupent périodiquement les rédactions spécialisées et les professionnels de l’architecture et de la culture.
A Genève, le projet Jean Nouvel déchire le milieu culturel genevois entre ceux qui se battent pour apposer le brand « Nouvel » au Musée d’art et d’histoire et ceux qui défendent le patrimoine architectural.
A Lausanne, le projet du pôle muséal a subi une critique sévère dans les pages de TRACÉS et un léger vent de contestation a soufflé à l’annonce des bureaux retenus pour le concours d’architecture portant sur les deux institutions qui viendront compléter ce futur « quartier des arts »1.
L’année dernière, la Fondation Louis Vuitton construite par Frank Gehry à Paris a probablement été le point culminant des affrontements – parfois violents – sur ces questions muséales. Depuis le début de l’année, la bataille se joue sur un autre front. Celui du port d’Helsinki, où les autorités de la capitale finlandaise ont décidé d’implanter une antenne franchisée de la Fondation Solomon R. Guggenheim (lire ci-dessous). Retour sur une polémique qui risque d’infléchir la politique impérialiste de la fondation new-yorkaise.
Révolte contre le Guggenheim
En mai 2011, les autorités d’Helsinki mandatent la Fondation Salomon R. Guggenheim pour une étude de faisabilité de 2,9 millions d’euros portant sur la possible construction d’un musée sur la friche portuaire affectée au stationnement automobile depuis la relocalisation du port de cargo en 2008.
Un an plus tard, la municipalité d’Helsinki rejette le Guggenheim Helsinki Plan par huit voix contre sept, donnant raison à une partie de la population, aux milieux artistiques et aux partis de gauche qui s’opposaient à la « starbuckisation » de l’art et au montant de 30 millions de franchise à payer à la fondation.
En 2013, cette dernière présente un nouveau projet modifié s’élevant à 130 millions d’euros – dont plus de 100 assumés par les autorités finlandaises. La fondation propose une diminution du coût de la franchise et des coûts de gestion du musée et, grande première pour le Guggenheim, l’organisation d’un concours ouvert à deux niveaux. Si ces concessions faites par la fondation ont réussi à rassurer les autorités finlandaises, alléchées par les promesses économiques d’un éventuel « effet Bilbao », elles n’ont pas désarmé une partie des opposants qui protestent principalement contre l’utilisation de fonds publics pour le projet muséal d’une multinationale de l’art.
Persuadées de la nécessité d’avoir un brand international pour rivaliser avec les capitales voisines – le Musée d’art moderne de Stockholm dessiné par Rafael Moneo, le Musée d’art contemporain Astrup Fearnley d’Oslo réalisé par Renzo Piano, ou encore le Musée d’art moderne Louisiana au Danemark imaginé par les architectes Vilhelm Wohlert et Jørgen Bo – et caresser le rêve de devenir LA capitale nordique de l’art, les autorités finlandaises acceptent les nouveaux termes de l’accord.
Malgré les doutes du directeur de la fondation, Richard Amstrong, quant au potentiel marketing et économique d’un bâtiment issu d’un concours ouvert et anonyme2, le Guggenheim lance la procédure.
Le cahier des charges, en dépit des efforts de communication de la fondation pour faire croire le contraire, reste relativement classique : un site clairement délimité et un programme décrit en mètres carrés. Au premier tour, plus de 1700 projets de 77 pays sont proposés. La fondation en retient cinq pour le second tour qui voit triompher le projet du jeune bureau franco-japonais Moreau Kusunoki (image 1 et 2).
Parallèlement, un groupe d’acteurs artistiques locaux et internationaux, lancent une contre-proposition sous le nom de The Next Helsinki. Initiée par trois collectifs – CheckPoint Helsinki, Terreform et G.U.L.F3 –, elle consiste en un concours d’idées. Architectes, urbanistes, artistes et environnementalistes sont invités à imaginer des projets urbains et architecturaux dont l’essence même serait les particularités existantes d’Helsinki, le génie du lieu. Pour Michael Sorkin4, président du jury, le but n’est pas de s’opposer frontalement au projet du Guggenheim mais de multiplier les alternatives et d’ouvrir l’éventail des possibles. Pour les instigateurs du concours Next Helsinki, l’effet Bilbao n’est pas une recette magique qui peut être multipliée à volonté indépendamment des contextes urbain, social, économique et environnemental.
Next Helsinki a recueilli plus de 200 propositions d’environ 40 pays. Le jury a retenu huit idées qui soulignent la « variété et la profondeur » des projets reçus.
Un résultat limité mais utile
A la lecture des propositions, force est de constater que les résultats du concours d’idées ne sont pas à la hauteur des attentes. Les huit projets retenus sont certes intellectuellement stimulants mais restent des pistes de réflexions peu abouties et difficiles à formaliser.
A l’opposé, et même si nous ne pouvons que partager l’avis de Michael Sorkin pour qui la proposition de Moreau Kusunoki n’est « que de l’architecture sur un site charismatique », cette dernière n’en reste pas moins séduisante par la place qu’elle donne à l’espace public et par la douceur avec laquelle elle traite l’ancien port (image 1 et 2).
Au niveau de la communication, étape aujourd’hui incontournable du projet urbain et architectural, la fondation a manifesté un savoir-faire redoutable. Elle a mis en valeur le choix du processus démocratique du concours ouvert, elle a très largement diffusé non seulement les images du projet lauréat mais aussi celles de tous les projets reçus et elle a médiatisé le jeune bureau victorieux. Réfutant ainsi une partie des griefs qui lui sont reprochés, la fondation réussit presque à faire croire qu’elle est passée d’une politique de brand à celle d’une promotion de la relève architecturale !
La polémique finlandaise est riche d’enseignement. Les architectes et les milieux artistiques qui se battent, à juste titre, pour un développement urbain plus endogène et contre l’uniformatisation stérile des villes doivent opter pour une implication citoyenne davantage proactive que réactive. A Helsinki, ils auraient eu tout à gagner à s’intéresser plus tôt à ce site emblématique laissé à la merci des voitures près de trois ans.
Notes
1. Sur les 21 bureaux retenus – dont, entre autres Ateliers Jean Nouvel, Dominique Perrault Architecture, SANAA, Shigeru Ban Architects, Steven Holl Architects – seul un bureau romand a été retenu, Localarchitecture, notamment grâce à sa collaboration avec le célèbre bureau portugais Camilo Rebelo Arquitecto Unipessoal. Les conditions posées pour participer au concours excluaient d’office toute participation d’un bureau de Suisse romande.
2. Lire l’article du New York Times « Helsinki Divided on Plan for Guggenheim Satellite » du 14 juillet 2014 http://nyti.ms/1mPulNJ
3. CheckPoint est une organisation d’art contemporain d’Helsinki (www.checkpointhelsinki.org). Terreform est un centre de recherche new-yorkais qui s’intéresse aux manières de créer une urbanité plus équitable et plus écologique (www.terreform.info). G.U.L.F. est une coalition d’artistes qui défend les droits des travailleurs du chantier du Guggenheim à Abu Dhabi (http://gulflabor.org and http://occupymuseums.org)
4. Lire l’entretien de l’architecte et auteur américain paru dans le Metropolis Magazine en janvier 2015 (www.metropolismag.com/Point-of-View/January-2015/We-Mean-to-Be-Provocateurs-Michael-Sorkin-on-the-Next-Helsinki-Competition).
La dynastie Guggenheim
L’histoire commence lorsque l’industriel américain Solomon R. Guggenheim, fils d’un émigré suisse et collectionneur avisé d’art abstrait de la première moitié du 20e siècle, entreprend, au début des années 1930, d’exposer dans une suite privée du Plaza Hotel de New York les œuvres qu’il y a acquises au fil du temps, puis de créer en 1937 une fondation à son nom. Quelques années plus tard, il mandate Frank Lloyd Wright pour doter sa collection d’un écrin de béton tournoyant. Le musée, jouxtant Central Park, est inauguré en 1959.
Sa nièce, Marguerite « Peggy » Guggenheim, elle aussi collectionneuse et mécène clairvoyante, assemble quant à elle des pièces issues du cubisme, du surréalisme et de l’expressionnisme abstrait. Elle en expose une partie dans le jardin du palais vénitien qu’elle a acheté et où elle habite – le Palazzo Venier dei Leoni, construit au 18e siècle par Lorenzo Boschetti. Dès les années 1950, elle ouvre au public son jardin de sculptures, et sa demeure est transformée en musée en 1980, juste après sa mort.
La dynastie Guggenheim – avec deux prestigieux musées – n’en était alors qu’à ses balbutiements. L’arrivée en 1988 (et jusqu’en 2008) de Thomas Krens à la tête de l’institution va accroître prodigieusement le spectre de la Fondation Solomon R. Guggenheim, car l’économiste, communicant, historien d’art et manager décide d’exploiter les mécanismes des contrats de franchise pour développer une véritable machine muséale.
Ainsi, plusieurs filiales éclosent. Le Guggenheim Museum SoHo, imaginé par l’architecte japonais Arata Isozaki, est inauguré en 1992 au sud de Manhattan. En 1997 à Berlin, le Deutsche Guggenheim – un espace d’exposition de 300m2 au rez-de-chaussée de l’édifice abritant la Deutsche Bank – est créé. Cette même année, le monstre de titane, verre et calcaire de Frank Gehry est inauguré à Bilbao – le premier contrat de franchise signé a pris fin en 2014, un second a été conclu en décembre pour vingt ans et est critiqué par le parlement basque. Quelques années plus tard, Rem Koolhaas construit à Las Vegas le Guggenheim Hermitage Museum et le Guggenheim Las Vegas. En 2006, les autorités d’Abu Dhabi et la fondation signent un mémorandum d’entente pour la création d’un musée. L’édifice, imaginé encore une fois par Frank Gehry, devrait être livré en 2017, et le contrat a été signé pour quinze ans. De 2011 à 2013, le BMW Guggenheim Lab – espace d’exposition et de réflexion sur l’urbain – voyage à New York, Mumbai et Berlin. Et puis, une extension de Bilbao pourrait être construite à Urdaibai, à quelques dizaines de kilomètres de là ; le projet est en pourparlers. Enfin, évidemment, le potentiel futur musée d’Helsinki.
Vertigineux. Sauf que l’aventure Guggenheim est aussi ponctuée d’échecs et se révèle parfois brouillardeuse. Les deux musées de Las Vegas ferment, respectivement en 2008 et 2003, tout comme celui de Manhattan en 2001. Celui de Berlin également, en 2012, car la Deutsche Bank décide de ne pas renouveler son contrat avec la fondation.
Et puis, bon nombre de projets ont avorté. Salzbourg aurait dû, a-t-on imaginé à la fin des années 1980, accueillir le troisième musée Guggenheim, après New York et Venise, avec un édifice quasi enterré et pris dans la roche, imaginé par le Pritzker Hans Hollein. A Tokyo, la construction d’un musée Guggenheim éphémère, d’une durée de huit à dix ans et qui aurait dû être bâti par Jean Nouvel, a été annulée par l’entreprise qui avait lancé le projet, Mori Building. En 2011, la réalisation prochaine d’un musée Guggenheim – tout en verticalité, par Ten Architectos – à Guadalajara, au Mexique, est annoncée puis annulée. En 2008, Zaha Hadid est désignée pour construire le musée Guggenheim-Hermitage à Vilnius ; le projet est abandonné suite à des affaires de corruption. D’autres projets encore étaient censés voir le jour, notamment à Taïwan ou Rio.
Si les projets évoqués plus haut sont détaillés par les architectes sur leur site Internet, une partie des informations sont nuancées, voire réfutées par la fondation (lire ici).
Pauline Rappaz
Concours Next Helsinki : trois exemples de la shortlist
Jury professionnel
Michael Sorkin, architecte, auteur, professeur au City College de New York / Ilona Anhava, galeriste / Walter Hood, designer, professeur à l’Université de Berkeley / Juha Huuskonen, artiste, directeur du Helsinki International Artist Programme / Heta Kuchka, artiste / Juhani Pallasmaa, architecte et auteur / Miguel Robles-Durán, écologiste urbain, professeur à la New School de New York / Neil Spiller, professeur à l’Université de Greenwich à Londres / Andrew Ross, profeseur à la New York University / Joanna Warsza, curatrice et directrice du CuratorLab de Konstfack à Stockholm / Mabel Wilson, professeure à Columbia / Sharon Zukin, professeure de sociologie au Brooklyn CollegeProjet Landscaped Dock (image 1 et 2)
La proposition de Mathilde Lull et François Perrier, relativement concrète et simple, propose de réorganiser le sud du port en un long deck hiérarchisé en différentes séquences.Projet Baltic Tale of Nothingness (image 1 et 2)
Cette proposition poétique de Constantinos Marcou et Costas Nicolaou prend la forme d’un bateau qui, tout au long d’un voyage d’une année en mer Baltique, accueille objets et histoires. Le périple se termine au port d’Helsinki où le bateau devient musée.Projet Welfare state préservation (image 1 et 2)
Cette proposition de Marco Giovannone divise la ville d’Helsinki en 12 zones d’un km2 appelées « zones de préservation de l’Etat-Providence ». Ces zones sont régies par un règlement spécial qui préserve les qualités et les caractéristiques spécifiques des mesures de politiques publiques qui ont fait la réputation de l’Etat-providence de la capitale finlandaise. Six concours internationaux d’architecture sont proposés pour la création de « bâtiments engagés » et qui soulignent l’histoire de l’Etat-providence.