«Di­vi­ser par deux l’im­pact en­vi­ron­ne­men­tal du bé­ton»

Nul besoin d’innovation technologique, ni d’investissements lourds pour diminuer rapidement les émissions de CO2 dont la filière béton est responsable. Pour Guillaume Habert, ­professeur de construction durable à l’École polytechnique fédérale de Zurich1, il faut d’abord inciter les acteurs de la chaîne de valeur à changer leurs pratiques et promouvoir parallèlement des recettes alternatives du béton, en poursuivant les recherches sur le ciment bas carbone.

Date de publication
12-11-2020

TRACÉS: Le bilan carbone des matériaux de construction semble parfois devenu le seul prisme au travers duquel on évalue leurs qualités. À ce jeu, le béton, célébré par les architectes et les ingénieurs autant pour sa résistance que pour sa plasticité et les possibilités constructives qu’il offre, souffre d’une image fortement dégradée : bilan ­carbone ­catastrophique, extraction massive de sable et graviers, consommation d’eau, mainmise de quelques multinationales sur la production de ciment, etc. Karen Scrivener, directrice du Laboratory of Construction Materials de l’École polytechnique fédérale de Lausanne affirme pourtant que le béton est «ecologically friendly» et local.2 Selon elle, le problème n’est pas tant le béton lui-même que les quantités produites et utilisées. Est-ce un discours auquel vous souscrivez?

Guillaume Habert: Oui, je suis tout à fait d’accord avec elle. Dans un rapport pour la European Climate Foundation3 sur lequel nous avons travaillé ensemble récemment, nous avons étudié quelles étaient les stratégies au niveau européen pour décarboniser l’industrie du ciment et du béton. La question est bien de savoir comment produire le béton le plus «vert» possible, sachant qu’on va avoir du mal à se passer du béton, qui reste le meilleur matériau pour les structures et les fondations. Par ailleurs, on parle du béton, mais il y a en réalité une énorme diversité de ciments, de bétons, de façons de les utiliser et de les mettre en œuvre, et leur impact environnemental peut être très différent. Pour mémoire, on fait du béton avec du ciment, la poudre souvent grise que l’on mélange avec de l’eau, du sable et du gravier.

Le ciment constitue le principal ingrédient à remettre en question pour diminuer l’impact environnemental du béton, plus que le sable ou les graviers. Comment fait-on alors du ciment « vert », ou comment réduit-on la part de ciment dans le béton?

Dans le béton, c’est le ciment qui émet le plus de CO2, parce qu’il faut cuire à très haute température – environ 1450° C – du calcaire et de l’argile pour produire le clinker, composant actif du ciment4. C’est aussi le matériau qui coûte le plus cher, et qui est produit par un groupe restreint d’entreprises – avec une certaine concentration capitalistique –, responsables de 5 à 10 % des émissions de CO2 mondiales. L’enjeu principal, c’est donc d’utiliser moins de ciment dans les bâtiments. Aujourd’hui, on pourrait facilement diviser par deux l’impact environnemental du béton tel qu’on l’utilise actuellement, en agissant sur deux leviers : d’une part, les ajouts cimentaires (-20 %) – c’est-à-dire des ajouts de type pouzzolaniques (fumées de silice, cendres volantes, laitiers de haut fourneau, poudre de verre recyclée, etc.) qui réduisent la part de clinker dans le ciment – et, d’autre part, la filière béton (-30 %). En effet, dans la discussion sur les émissions de CO2, on a tendance à réduire le béton au ciment, mais on oublie que le béton est une filière dont chaque maillon pourrait être optimisé. Le producteur de béton peut choisir de mettre 200 ou 300 kg de ciment pour des résistances quasi équivalentes. L’ingénieur civil va préconiser une certaine classe d’exposition5, la même sur tout le bâtiment, alors que les bétons les moins exposés demanderaient moins de ciment. L’entreprise de construction va commander plus de béton que nécessaire pour la sécurité. Le maître d’œuvre va dimensionner l’ouvrage un peu large, etc. Si on cumule l’ensemble des possibilités qu’ont en main ces acteurs, on pourrait déjà réduire considérablement la part du ciment dans la construction. Cette responsabilité ne relève pas que de l’industrie du ciment, qui a déjà fait des efforts pour optimiser la production d’un point de vue environnemental. Les six cimenteries installées en Suisse utilisent déjà entre 40 et 50 % de combustibles de substitution dérivés de déchets6 et une au moins tourne avec 100 % de déchets pour produire l’énergie, c’est-à-dire zéro combustible d’origine fossile.

Outre l’optimisation de l’utilisation du ciment et du béton dans l’ensemble de la chaîne de fabrication, l’autre levier pour diminuer l’impact environnemental du béton consiste donc à élaborer des ciments bas carbone.

Avant, pour faire du béton, on utilisait du ciment pur, le clinker produit en cimenterie. Depuis les années 1970, on le mélange à des sous-produits industriels, des déchets de l’acier ou du charbon, ou encore à des argiles ou du calcaire non chauffés. C’est par exemple le cas du LC3 développé par le Laboratory of Construction Materials de Karen Scrivener à l’EPFL7 : un ciment bas carbone, dont la moitié n’est pas passée par le four à cimenterie. L’autre moitié consiste en argiles calcinées à basse température et calcaire juste broyé, donc de la matière première qui sert à produire le ciment, disponible sur la cimenterie. En ce moment en Suisse, quand vous achetez un sac de ciment, il y a souvent 70 % de clinker et 30 % d’ajouts cimentaires.

Pour que ce ciment plus vertueux entre dans les mœurs des producteurs, des constructeurs, des concepteurs et des maître d’ouvrage, faut-il mettre en place des politiques incitatives, des compensations?

À mon avis oui. C’est la même chose qu’avec le béton recyclé, qui a à peu près les mêmes performances et le même prix qu’un béton classique. Mais ni le maître d’ouvrage, ni l’architecte, ni l’ingénieur civil ne vont spontanément demander un béton recyclé, pas plus qu’un béton avec du ciment LC3 à 200 kg de ciment/m3. Ils veulent juste un béton écologique. Par exemple, ces ciments avec ajouts ont pratiquement les mêmes propriétés mécaniques que les ciments purs, mais ils sont un peu plus lents à prendre et le décoffrage est plus long, ce qui rallonge le temps du chantier et modifie l’économie du projet. Est-ce qu’on pourrait récompenser ou dédommager ceux qui construisent avec des bétons moins réactifs ? La norme a été ajustée pour le label Minergie : si vous ajoutez 20 cm d’isolation et que le coût de votre bâtiment est 10 % plus cher, vous avez le droit de construire au-delà des règles d’utilisation de l’espace. On pourrait imaginer la même chose pour l’énergie grise : si vous utilisez des bétons bas carbone, ce qui va diminuer les émissions mais augmenter le coût de la construction ou ralentir votre chantier, vous auriez le droit de construire plus de logements. Il faut avoir une ­compensation, pas forcément pour le cimentier, mais pour l’acteur le plus impacté.

Si on construit avec 20 ou 30 % de ciment en moins, quel est l’intérêt pour les cimentiers? Est-ce que cela signifie qu’ils devront augmenter leurs prix?

C’est la difficulté dans laquelle se trouve actuellement la filière béton. Dans l’avenir, le cimentier sera-t-il toujours un pur producteur de matériaux, auquel cas, effectivement, il diminuera son chiffre d’affaires ? Ou va-t-il se transformer en fournisseur de services, en accompagnateur de la construction écologique, en se positionnant plus en aval de la chaîne de valeurs ? C’est ce que font déjà certains cimentiers en proposant des solutions constructives clés en mains avec moins de ciment, mais vendues au même prix.

On parle aujourd’hui de béton bas carbone, que recouvre exactement ce terme?

Il n’y a pas de label. Il s’agit d’un béton dans lequel il y a du ciment bas carbone, c’est-à-dire beaucoup d’ajouts cimentaires. Le problème de ce terme, à mon avis, est qu’il n’inclut pas le « bon béton », bien fait, c’est-à-dire le béton classique, mais dont les quantités de sable, de gravier et de ciment sont optimisées. Notre étude8 a montré qu’un bétonnier avait tendance à vendre un béton qui a entre 10 et 20 % de ciment en plus que le standard demandé, parce que la matière est plus fluide, donc plus simple à utiliser. On pourrait donc diminuer de 10 à 20 % la quantité de ciment simplement en respectant la norme. Avec Karen Scrivener, nous pensons qu’il est possible de diminuer les émissions très rapidement, dans les dix prochaines années, en gardant les standards actuels, simplement en faisant bien les choses et en donnant les bonnes incitations aux bons acteurs. Il n’y a pas besoin d’innovation technologique, ni d’investissement. D’ici 2050, nous n’aurons pas le temps d’inventer un matériau complètement révolutionnaire, de l’avoir testé et d’en être sûr. Ce qui ne signifie pas qu’il ne faut pas rechercher des matériaux alternatifs qui pourront remplacer partiellement ou totalement le béton. Les géopolymères, les ciments alternatifs composés presqu’en totalité de déchets industriels, le béton de terre ont un intérêt évident. Mais d’ici à ce qu’on ait trouvé les bonnes matières premières, qu’une filière de déchets industriels ou de terre soit opérationnelle, que la disponibilité des matériaux soit suffisante, qu’il y ait des normes, et que le matériau produit coûte moins cher que le béton, il faudra du temps… Dix ans en étant optimiste, vingt si on est réaliste. Le béton n’est donc pas la seule alternative, mais, au regard de l’urgence de l’action, il vaut peut-être mieux faire avec ce qu’on a déjà et bien le faire, parce que les gains ne sont pas négligeables. On parle de 50 % de ciment en moins.

Que pensez-vous des produits que les industriels sont amenés à développer pour montrer qu’ils font des efforts en matière de protection de l’environnement, comme les bétons isolants type Thermedia de Lafarge?

D’une manière générale, je pense que ce n’est pas une bonne idée de faire des isolants en béton, parce que c’est mal utiliser le ciment. On investit beaucoup d’énergie pour produire le ciment, ce qui lui donne son incroyable résistance. Or pour le rendre isolant, on ajoute des bulles d’air, qui lui font perdre sa résistance et nécessitent de rajouter du ciment. Le produit fini n’est donc ni très isolant, ni très structural. Alors qu’on peut avoir un excellent béton porteur, avec peu de ciment, et des isolants beaucoup plus efficaces, qui consomment beaucoup moins d’énergie et qui en plus stockent du carbone, comme les biosourcés : laine de bois, laine de chanvre, paille.

C’est le mythe du tout-en-un…

La construction classique est conçue par couches, et chaque couche dépend d’un corps de métier différent, ce qui pour moi est parfaitement logique en termes de durabilité : la structure doit pouvoir tenir beaucoup plus longtemps que l’isolant, la façade ou les partitions intérieures. On doit pouvoir changer une couche sans toucher à l’autre. Effectivement, les producteurs de matériaux sont tentés par le tout-en-un, qu’on met en place une bonne fois pour toute. Mais que se passe-t-il quand les normes thermiques changent ? On ne peut plus le changer, ni le recycler.

Quelles sont les autres pistes pour limiter les émissions du béton?

Le recaptage du CO2 est une perspective prometteuse, encore sous exploitée aujourd’hui. Un mur en béton n’est pas stable dans le temps ; au cours des temps géologiques, il va finir par se retransformer en calcaire, et recapter le CO2 émis lors de sa production, quand on avait chauffé le calcaire9. C’est un processus naturel. Il y a débat actuellement pour savoir s’il faut prendre en compte ce phénomène pour calculer l’impact environnemental du béton. Deux tendances se dessinent : le captage du CO2 dans les déchets de construction, et la construction avec des bétons plus fins dont les surfaces d’exposition sont beaucoup plus importantes et qui recapteront plus facilement le CO2, grâce à l’impression 3D.

Les bétons de terre sur lesquels vous travaillez dans votre laboratoire font également partie des alternatives possibles…

Oui, dans une logique d’économie circulaire. Les quantités de terre d’excavation d’une ville représentent à peu près la quantité de matière dont on a besoin pour la construire : on consomme autant de graviers qu’on extrait de terres10. Mais les résistances ne sont pas les mêmes : 5 à 10 mégapascals en étant très ambitieux, alors que le béton de ciment est à 30 ou 50. Aussi nous développons un matériau liquide à base de terre d’excavation contenant 1 à 2 % d’additif qui va pouvoir être utilisé comme du béton, dans des banches, coulé et décoffré. Une sorte de pisé. Mais il n’est pas complètement « zéro carbone ». C’est pour cette raison qu’il faut voir la construction dans son entier, plus que les matériaux pris isolément : un isolant biosourcé qui stocke du CO2 + une structure légèrement émissive = un bâtiment zéro carbone.

Guillaume Habert est professeur de construction durable à l’École polytechnique fédérale de Zurich.

 

Notes

  1. Guillaume Habert est également membre du comité académique de la fondation LafargeHolcim pour la construction durable.
  2. Voir la vidéo éditée par la fondation LafargeHolcim pour la construction durable (epfl.ch/labs/lmc/concrete-an-ecologically-friendly-and-local-material).
  3. Favier A., de Wolf C., Scrivener K., Habert G., A sustainable future for the European Cement and Concrete Industry : Technology assessment for full decarbonisation of the industry by 2050, 2018 (doi.org/10.3929/ethz-b-000301843)
  4. La production d’une tonne de clinker nécessite près de 135 kg de charbon ou 86 kg d’huile lourde. (bafu.admin.ch/bafu/fr/home/themes/dechets/info-specialistes/procedes-d-elimination/cimenteries.html)
  5. Pour que le béton soit durable, il doit être conçu afin de résister à différents types d’agressions. Par exemple, les sels utilisés pour déverglacer les routes sont très agressifs pour le béton. Différentes classes d’exposition ont donc été définies selon le degré d’agressivité de l’environnement. Pour chaque classe, un minimum de ciment est requis afin d’assurer la durabilité du béton. Une forte classe d’exposition, pour un béton exposé à l’eau et aux sels, va requérir une quantité de ciment plus importante qu’une classe d’exposition pour un béton situé en intérieur et protégé.
  6. Peuvent servir comme combustibles de substitution les déchets produits en grandes quantités, faiblement pollués et ayant un fort pouvoir calorifique comme les huiles usagées, les boues d’épuration, les farines/graisses animales, les solvants organiques, les déchets de matières plastiques, les pneus usagés et les déchets de bois. (bafu.admin.ch/bafu/fr/home/themes/dechets/info-specialistes/procedes-d-elimination/cimenteries.html)
  7. Limestone Calcined Clay Cement, lc3.ch
  8. A sustainable future for the European Cement and Concrete Industry : Technology assessment for full decarbonisation of the industry by 2050, op. cit.
  9. Le CO2 présent dans l’atmosphère peut être à l’origine d’une carbonatation des matrices cimentaires. Il se diffuse sous forme gazeuse dans la porosité du béton ou du mortier et se dissout en formant des acides au contact de la solution interstitielle contenue dans la pâte de ciment. Au cours du processus de carbonatation, l’élément principal de transformation est le carbonate de calcium (CaCO3) dont il existe plusieurs variétés polymorphiques : calcite, vatérite et aragonite. La calcite est la variété la plus stable et correspond à la forme du calcaire qui a servi à obtenir le clinker après cuisson du cru dans le four de la cimenterie. (infociments.fr/ponts-et-passerelles/le-mecanisme-de-carbonatation)
  10. S. Rubli. KAR-Modell – Modellierung der Kies-, Rückbau- und Aushub­materialflüsse: Nachführung Bezugsjahr 2018, mars 2020
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