Le nouveau paysage de l’île de la Suze
Pensé à l’origine comme un parc de quartier, ce projet a finalement embarqué dans son développement la revitalisation de la rivière et la protection contre les crues, un parcours de mobilité douce et une multitude d’équipements à l’usage de toute la ville de Bienne. Retour sur site trois ans après sa création.
Bienne est une ville d’eaux et si elle était un poisson, la Suze en serait l’arête centrale. Bien sûr il y a le lac, dont elle occupe l’extrémité nord. Et l’Aar et la Thielle, qui l’irriguent sur son flanc oriental. Mais ils ne font que passer ici, détournés artificiellement vers le lac pour en ressortir aussi vite, via le canal de Nidau-Büren en direction de Soleure. La «vraie» rivière de la cité bilingue est bien la Suze/Schüss, rectiligne dans son canal, qui, du nord-est au sud-ouest, en traverse presque chaque quartier. Rien dans ce tracé urbain ne laisse supposer sa force, que l’on ne perçoit réellement que dans les spectaculaires gorges du Taubenloch. Cette entaille sauvage et profonde au pied du Jura est toute proche de la plaine habitée et les crues qui dévalent ici continuent à être craintes, malgré les corrections successives des eaux du Jura, aux 19e et 20e siècles. Ce préalable hydrographique explique en grande partie la morphologie de l’île de la Suze: ce projet de paysage, encore tout jeune, n’est pas qu’un parc pour un nouveau quartier, ni même une revitalisation ou un axe de mobilité douce à l’échelle de la région des Trois-Lacs. Il s’agit d’abord d’un barrage, invisible, mais un barrage quand même, comme on l’explique chez Fontana Landschaftsarchitektur à Bâle, concepteur de cet aménagement, plusieurs fois primé depuis sa mise en service, en 2017. Pour en saisir les enjeux qui touchent autant à l’urbanisme et la vie sociale qu’à la nature et la sécurité, il fallait bien attendre quelques années, histoire de voir comment l’eau s’accommode de ce nouveau lit, mais aussi de quelles manières se développent la faune, humaine et animale, et la flore. Visite strate par strate.
L’eau, la rivière et les risques de crue
«Avant ce réaménagement, la Suze coulait ici dans un lit plat et régulier, ceintrée par des talus empierrés qui n’assuraient pas une sécurité suffisante. La construction du nouveau quartier sur la rive droite (14 immeubles, 279 appartements, en amont du nouveau siège Swatch, ndlr) prévoyait un parc dont la proximité avec la rivière a fait assez vite avancer l’idée d’intégrer revitalisation et gestion des crues», explique Markus Brentano, chef des espaces verts de la Ville de Bienne. Cela a permis d’associer les instances cantonales en charge de l’eau et de mobiliser des financements nettement supérieurs, puisque près de 80 % des coûts ont fait l’objet d’une subvention cantonale. Avec ces nouveaux méandres, la rivière a retrouvé une dynamique plus naturelle. Les profondeurs variables, les caissons-refuges aménagés dans les rives ou encore les seuils ont à nouveau attiré la faune aquatique et riveraine.
Le sol et les chemins
Quant à la topographie de l’île, elle fonctionne comme une digue dont le point haut est le chemin principal. De part et d’autre de celui-ci s’entrelacent d’autres cheminements courbes, imitant les méandres d’un cours d’eau dans une plaine. Sauf que sur cette île créée par la prolongation d’un canal qui l’a détachée de la rive, rien n’est tout à fait plat : un lacet descend jusqu’à l’eau, un autre longe un grand pan incliné, la plage de la Suze, un autre encore se faufile parmi les jeunes arbres pour déboucher sur une place de jeux, elle aussi inscrite dans ces entrelacs de chemins blancs. Qu’il soit piéton ou cycliste, l’arpentage varie sans cesse d’altitude sans qu’il n’en devienne fastidieux. Tout n’est que fluidité dans cet ouvrage de protection contre les crues, dont on ne perçoit jamais les contraintes.
Les arbres et les animaux
«850 arbustes et 580 arbres ont été plantés entre 2016 et 2017, en majorité des essences indigènes, saules, frênes, mais aussi au cœur du parc, une future cathédrale de verdure avec des chênes, tilleuls, charmes, ormes, érables, merisiers, et des essences exotiques au feuillage léger vers la plage, comme des gleditsias, énumère Markus Brentano, dont les services reprendront l’entretien du site dès 2022. On lutte contre les envahissantes, érigeron, solidage, etc., mais aussi contre des maladies: le saule pleureur est attaqué par un champignon, l’aulne ne supporte pas si bien le sol mis en place et constitué surtout de remblais. Il est finalement assez séchard, bien qu’au bord de l’eau. Les castors ont fait tomber deux cyprès chauves à proximité de Swatch! Signe que le site est bien vivant. On va remplacer certaines essences cet automne.» Et aussi supprimer les tuteurs des jeunes arbres, qui accentuent la forte densité des plantations. Trop dense? «Le but est d’obtenir rapidement une toiture végétale au milieu de l’aménagement, comme un trait d’union entre la zone de jeux et celle pour le repos et la détente. Il y aura par la suite des sélections à faire, des clairières à aménager.»
Les usages et le mobilier
Au sol, sous les arbres, le choix s’est porté sur la prairie. Comment la population réagit-elle à ce bouquet de nature dense en pleine ville? «Je crois que les gens comprennent cette idée de parc naturel et la nécessité de laisser de l’espace à la végétation et à la faune. Il y a une vaste surface en gazon à la plage de la Suze, tondu toutes les trois semaines. Les prairies sont fauchées deux fois par an seulement. La buvette, la chapelle en acier corten de Jean Nouvel, récupérée d’Expo.02, la place de jeux, les chaises longues de la plage, tous ces équipements sont très utilisés par les Biennois, et pas seulement par les voisins immédiats de l’île.»
Il n’y a eu aucune fermeture pendant le semi-confinement et cet espace de nature, rallié en 10 minutes à vélo depuis le centre-ville, a été très apprécié. Un succès bien assumé notamment grâce à un mobilier généreux: il n’y a pas ici de banc ou de table isolée, tout va par deux ! Autre réussite, cet axe de mobilité douce ne sépare pas les flux et le revêtement est partout le même, un stabilisé fin et perméable, adapté pour les personnes à mobilité réduite. La vitesse est contenue et les nombreux chemins multiplient les possibilités de parcours.
L’avenir
Le nouveau quartier semble bien vivre ce voisinage avec la rivière, dont il est discrètement séparé par un canal et des plantations aquatiques. Les promoteurs immobiliers ont d’ailleurs bien compris les avantages d’une telle proximité, eux qui citent régulièrement l’île de la Suze dans leurs plaquettes publicitaires. Autre ferment de ce nouveau morceau de ville en développement : celui du siège de Swatch, ce serpent à écailles grises et jaunâtres qui semble vouloir imiter les nouveaux méandres de la rivière. Côté centre-ville, après avoir renoué avec son lac dans la foulée d’Expo.02 (via la place Robert-Walser, au sud de la gare), la municipalité poursuit sa reconquête de l’eau, mais au centre-ville cette-fois: elle s’apprête à lancer un concours pour repenser les quais. «Mais sans remettre en question le canal, précise M. Brentano. Il sera surtout question de revoir l’aménagement de l’espace public en relation avec la Suze. Le potentiel est important, mais les contraintes également. Nous aurons besoin d’idées nouvelles!»
«Le déménagement de la chapelle Nouvel fut mémorable !»
Roman Stroebel, architecte-paysagiste, a suivi le chantier de l’île de la Suze pour le bureau Fontana Landschaftsarchitektur à Bâle. Trois ans après l’ouverture au public, il revient sur ce projet et sa réalisation.
Valérie Hoffmeyer: Dans quelle mesure la fonction de barrage de l’île a-t-elle conditionné le projet?
Roman Stroebel: La fonction de protection contre les inondations devait être la moins perceptible possible : transmettre cette approche à tous les acteurs, entrepreneurs, planificateurs et autorités, a été le plus grand défi de ce projet. Cet objectif de sécurité, fixé par le bureau Emch + Berger, a surtout porté sur la hauteur de la butte, dimensionnée pour une crue centennale. Ensuite, nous avons pu choisir de modeler des berges abruptes ou plus plates. La végétation a aussi d’une certaine manière été soumise aux exigences de la revitalisation, avec des essences indigènes sur les berges.
Un chantier a toujours ses moments forts, qu’il s’agisse de complications ou de grandes victoires. Lesquels ont été les plus marquants?
Le canal Stebler, avec sa roue à eau, a été prolongé et a ainsi créé l’île. Sa réouverture, après environ un an de drainage, a été l’un des moments forts. Jusque-là, le niveau d’eau final et la topographie du canal n’étaient que calculs et estimations. Le déménagement de la chapelle créée par Jean Nouvel, de la rive gauche vers le cœur de l’île, dans un terrassement en pleine évolution, fut aussi mémorable. Et puis il y a eu cet hiver 2018-2019, juste après l’achèvement des principaux travaux, qui a vu des inondations d’une intensité jamais atteinte jusque-là. Heureusement, l’inondation temporaire a confirmé le modèle dynamique prévu pour le parc. Le paysage du parc, avec ses berges plates, était encore lisible après l’inondation.
Comment avez-vous fabriqué ces fabuleux murs organiques, vers la place de jeu? Est-ce du béton de site?
Plusieurs échantillons ont été nécessaires pour que les teintes des graviers et du liant soient les plus proches possibles de celles du site. Mais pour des raisons de qualité, le gravier du site n’a pas pu être utilisé. C’est le seul endroit où il y a du béton visible. Nous tenions beaucoup à ce que le travail de conception et de design soit peu visible, pour renforcer le caractère insulaire du projet, comme s’il avait été créé sans intervention.