Ra­con­te-nous la Sa­ri­ne: le nou­veau Wer­khof de Fri­bourg

Sauvegardé après l’incendie qui l’a ravagé en 1998, le grand Werkhof de Fribourg connaît aujourd’hui une nouvelle vie. Les architectes, Bakker & Blanc, ont ajouté une plus-value narrative au projet, en fournissant quelques clés d’interprétation qui consolident la relation historique de l’édifice à la Sarine toute proche et aux activités de la Basse-Ville

Data di pubblicazione
15-11-2017
Revision
20-11-2017

Au début des années 1970, André Corboz appelait à une clarification terminologique entre la «restauration», qui concerne essentiellement la structure et le langage architectural (soit le contenant), et la «réanimation», qui touche le contenu, c’est-à-dire les adaptations nécessaires à la poursuite des fonctions anciennes ou au changement d’affectation d’un bâtiment1. L’historien ne prenait pas la peine de rappeler l’étymologie du terme à son lectorat, de préciser que ré-animer signifie littéralement «redonner de l’âme». Trop souvent, expliquait-il, les intérêts divergent entre deux attitudes face au patrimoine : « si restaurer tend à conserver, réanimer incline à modifier. » Alors que les doctrines fonctionnalistes étaient remises en question, Corboz réfléchissait à la nature « transfonctionnelle » de l’architecture, arguant qu’aux fonctions premières d’un bâtiment ancien s’accumulent, années après années, d’autres fonctions qui assurent sa continuité dans le temps et chargent le bâtiment de valeurs d’ordre symbolique. Un des axiomes de l’architecture moderne est donc renversé, remarque Corboz: le contenant précède le contenu, la fonction suit la forme, en raison d’une «oscillation au cours des âges entre l’architecture et l’histoire, entre la structure et les événements qui la remplissent comme les poissons le filet.»

Avant de brûler, en 1998, le Werkhof de Fribourg a eu une longue vie. Au cours des siècles, ses fonctions ont tellement évolué qu’il est bien difficile de les résumer. Devant l’exercice de sa rénovation, le travail de Bakker & Blanc a donc précisément consisté à retrouver, dans une archéologie poétique, certaines valeurs transportées à travers les siècles par la vieille bâtisse, afin d’en extraire une trame narrative capable de supporter un nouveau bâtiment.

Construit au début du 15e siècle par la Ville-Etat de Fribourg pour servir d’entrepôt à matériaux, le Werkhof intègre un ensemble d’édifices qui concentrent les grands chantiers médiévaux de Fribourg : le chantier naval (le Schiffhaus, l’actuel petit Werkhof, situé à côté), la fonderie des cloches et des canons ainsi que le bagne, avec ses forçats cantonniers et constructeurs de routes2. C’est à cet emplacement que des planches de bois sont débitées pour servir à la construction de ces longs radeaux plats qui acheminent la production locale (des draperies, des cuirs, des fromages, …) jusqu’à l’embouchure du Rhin. C’est aussi là que depuis les années 1940, les « Bolzes », la minorité alémanique de la ville, organisent chaque année le départ du carnaval: d’étranges processions masquées qui remontent jusqu’à la ville d’en-haut.

Les architectes se saisissent de ces histoires comme d’un matériau à travailler. Ils forcent un peu le trait, comme dans une esquisse qui ne retient que l’essentiel. Lors du mandat d’étude parallèle organisé en 2013, ils proposent d’aménager dans le socle de l’édifice un extérieur traversant. Dans cet « espace potentiel », ils représentent des enfants et des adultes costumés, prêts à répandre leur clameur dans les brumes de Fribourg.

Le Werkhof au fil de l’eau


En pénétrant dans le rez-de-chaussée, on distingue l’intervention, qui flotte littéralement au-dessus de nos têtes. Le plafond s’assimile à une coque de navire, qui rappelle que les planches stockées au Werkhof faisaient naviguer les marchandises de Fribourg jusqu’aux grands ports de la Hanse, et que la ville, depuis ce point précis, était reliée au commerce international3. Or, le temps a passé, ce n’est donc pas la structure des radeaux du Moyen Age qui est évoquée ici, mais celle d’un cargo transbordeur contemporain. L’espace est dénommé «Tara4», il prend un caractère industriel, celui des grands chantiers navals. Son plafond brille comme la coque d’un cargo maritime. Sur la droite, nous distinguons les hublots de ses cales. Quant à l’escalier qui nous permettra d’embarquer, il est recouvert de cette peinture rougeâtre qui empêche les algues de s’agglutiner sur les parties submergées. A nos pieds, les galets de la Sarine, comme si nous étions déjà dans son lit. Ils ont été retrouvés là, un bon mètre sous le niveau actuel, lors des fouilles archéologiques.

Sur notre gauche, un impressionnant échafaudage métallique soutient le cargo. Comme les fondations originelles ne pouvaient supporter le nouveau volume, les architectes l’ont fait tenir sur des béquilles métalliques en V, à une distance respectable de la façade. La solution accentue une attitude de projet qui se donne une pleine liberté interprétative pour rehausser la bâtisse médiévale. C’est également un geste qui rappelle l’esprit de Viollet-le-Duc5, tandis que la partie droite, avec sa maçonnerie rugueuse et ses poutres calcinées, s’inscrit en droite ligne dans le pittoresque ruskinien6, en valorisant la ruine et le temps qu’elle évoque. En 1556, le volume du Werkhof est doublé et atteint ses dimensions actuelles. La façade nord, que l’on distingue à main droite, est convertie en un mur refend qui divise le plan en deux dans le sens de sa longueur. Il est parementé de carreaux de molasse avant que l’on ne décide d’y découper quatre ouvertures, peut-être afin de faciliter la manutention des planches, tuiles et briques de construction qui seront stockées là pendant trois siècles. Bakker & Blanc laissent ce mur tel qu’ils le trouvent, ainsi que la structure en poteau-poutre qui y est accolée au début du 19e siècle, quand le Werkhof est presque intégralement reconstruit. Les poutres calcinées nous rappellent immédiatement le feu qui le ravage en septembre 1998 et qui marque le début de sa réanimation.

Réanimer par le travail


L’incendie détruit l’une des plus belles charpentes de la ville, qu’il est alors inconcevable de reconstruire à l’identique. Devant l’urgence, la Ville décide de sauvegarder d’abord la silhouette de l’édifice, de reconstituer son enveloppe avant même de déterminer son affectation. Avec son nouveau toit en dalles bois7, le Werkhof repose au pied des falaises comme une grande maquette en carton, vide à l’intérieur. La situation évoque l’image employée par Corboz pour illustrer la comptabilité qualitative entre un édifice et son programme dans le cas d’une réanimation: «elle consiste en somme à trouver la main qui convient à ce gant.» Or, le gant en question a été formé par des activités très diverses depuis le 19e siècle: le Werkhof est investi par une manufacture de cartonnages, il accueille des ateliers-écoles destinés aux ouvriers de la Basse-Ville. Après la guerre, ses locaux sont loués à des artisans, à des tailleurs de pierre, à des charpentiers – et même à l’armée. Avant l’incendie, alors que la Basse-Ville perdait de son attrait, il était question de faire du Werkhof un lieu animé à vocation culturelle, un théâtre ou un musée8.

La nouvelle affectation, qui entre dans la politique de requalification de la vieille ville de Fribourg, est le fruit d’une consultation populaire. Elle consiste à transformer la grande bâtisse en une Maison de la culture et de loisirs, mais aussi en un lieu dédié au travail, en continuité de l’esprit qui aura animé le Werkhof pendant cinq siècles. Ainsi, en plus de l’accueil para-scolaire et des salles d’exposition, deux associations y gèrent des ateliers et des salles de formation à différents métiers, de la taille de pierre à la modélisation numérique. C’est le fruit du travail des apprentis qui sera exposé dans la majestueuse salle Martini: l’impressionnante maquette au 1:1000 de la ville de Fribourg réalisée d’après la gravure de Martin Martini en 1606. Au centre de la ville miniature, dans le canyon creusé par la Sarine, nous pourrons bientôt apprécier le grand volume du Werkhof, où cette histoire a commencé.

 

Notes

1    André Corboz, « Bâtiments anciens et fonctions actuelles : esquisse d’une approche de la ‹réanimation› », Werk/Œuvre 11/1975, pp. 992-994. Le propos a été précisé en 1978 et publié en français dans l’anthologie de Lucie K. Morrisset : André Corboz, De la ville au patrimoine urbain : histoires de forme et de sens, Presses de l’Université du Québec, 2009, pp. 257-272. Pour une mise en contexte, voir Lucie K. Morrisset, La ville, phénomène de représentation, Presses de l’Université du Québec, 2011, pp. 70 ss.

2    Sur l’histoire du Werkhof, voir Gilles Bourgarel, François Guex et Aloys Lauper, « La loge des Planches », Recensement des biens culturels immeubles du Canton de Fribourg – fiche 014/2002. La prison centrale de Fribourg est toujours située à côté du Werkhof.

3    Dès le 13e siècle et jusqu’à l’arrivée du transport ferroviaire, Fribourg entame une politique de conciliation pour maîtriser la navigation fluviale sur la Sarine et sur l’Aar. Voir Jeanne Niquille, « La navigation sur la Sarine », Revue suisse d’histoire, 9/1952, pp. 206-227.

4    Comme sur les wagons marchandise des CFF, l’étiquette TARA indique le poids net, sans marchandise.

5    Dans son Douzième entretien, Viollet-le-Duc proposait une interprétation métallique des principes de construction gothiques, afin de dégager une ouverture dans un socle maçonné d’un édifice médiéval et minimiser ainsi le travail en sous-œuvre. Voir Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, Entretiens sur l’architecture. Paris : Morel, 1863-1872, tome deuxième, pp. 59-60.

6    Opposé aux principes mêmes de la « restauration », John Ruskin préférait la conservation, quitte à laisser mourir une bâtisse de sa plus belle mort : « Veillez avec vigilance sur un vieil édifice ; gardez-le de votre mieux et par tous les moyens de toute cause de délabrement. Comptez-en les pierres comme vous le feriez pour les joyaux d’une couronne ; mettez-y des gardes comme vous en placeriez aux portes d’une ville assiégée ; liez-le par le fer quand il se désagrège ; soutenez-le à l’aide de poutres quand il s’affaisse ; [...] faites-le avec tendresse, avec respect, avec une vigilance incessante, et encore plus d’une génération naîtra et disparaîtra à l’ombre de ses murs. » John Ruskin, « La lampe du souvenir », Les sept lampes de l’architecture, trad. G. Elwall, Paris, 1886 (1849), pp. 259-260.

7    D’après les cotes d’un relevé photogrammétrique datant de 1975, la forme extérieure de la toiture a été restituée à l’identique en employant des dalles Wellsteg préfabriquées, composées de panneaux de bois autoporteurs remplis d’isolations. La mise en œuvre de cette toiture, réalisée sous la direction de Serge Charrière, représentait un défi technologique, étant donné sa dimension hors-norme.

8    Voir Pro Fribourg No 89 – Des espaces vides : place à la culture, mars-avril 1991.

 

Organisation et acteurs du projet

Maître de l’ouvrage : Ville de Fribourg, Service d’urbanisme et d’architecture
Direction architecturale : BABL – Bakker & Blanc architectes Sàrl
Direction des travaux : Lateltin & Monnerat Architectes SA
Ingénieur civil : Kälin & associés SA
Ingénieur CV : Chammartin & Spicher SA
Ingénieur sanitaire : Schumacher & Associé Sàrl
Ingénieur électricité : Betelec SA

Coût total : Fr. 7 420 644 TTC
CFC 1-4 : Fr. 5 576 349 TTC
Prix au m2Fr. 2507 TTC / m2

Date de construction : 1555
Incendie : 20.09.1998
Rendu MEP : 18.03.2013
Chantier : 15.11.2015-15.08.2017

 

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