Au­top­sie d'un pro­jet bien vi­vant

Propos recueillis par Philippe Morel

Soucieuse de valoriser les rejets de chaleur liés à ses activités, une entreprise de Val-de-Travers1 a souhaité équiper son nouveau site de production de sondes géothermiques verticales. Face au refus de cette installation par les autorités, l’ingénieur CVS en charge du projet propose alors au maître d’ouvrage d’étudier la variante des pieux énergétiques couplés à une pompe à chaleur. Tour d’horizon d’un chantier emblématique des enjeux et des spécificités de cette technologie avec Fabrice Dupray, responsable géothermie chez De Cérenville Géotechnique.

Data di pubblicazione
07-11-2018
Revision
19-11-2018

Tracés : Quelles sont les spécificités légales et administratives des pieux énergétiques ?
Fabrice Dupray :
D’un point de vue administratif, rien ne distingue un tel pieu d’une sonde géothermique verticale et d’un pieu standard. Il revient à l’hydrogéologue cantonal de se prononcer sur le projet, tant sur les risques liés aux pieux (mise en communication de nappes, effet barrage…) que sur les risques d’influence thermique qu’il pourrait faire courir à un réseau d’eau souterraine, par exemple ; globalement ces risques sont bien plus faibles qu’avec une sonde géothermique verticale en raison de la faible profondeur qu’atteignent les pieux – une quarantaine de mètres étant considérée comme une valeur élevée en Suisse romande. Mais ces pieux sont structurellement indispensables à la réalisation du bâtiment, aucun des 260 pieux sur les 530 que compte le projet du Val-de-Travers n’a été ajouté ou rallongé selon des critères géothermiques. C’est ce qui fait la pertinence d’un tel projet et assure sa rentabilité économique : on ne fait qu’ajouter de la valeur à des objets qui seront de toute façon réalisés. L’énergie captée ici représente environ un tiers de la consommation énergétique du site. Au-delà des économies que pourra réaliser le maître d’ouvrage, cela permet de diminuer quelque peu l’empreinte carbone d’un ciment dont on ne peut pas souvent se passer pour les constructions souterraines.

Comment ce projet a-t-il démarré pour vous ?
Depuis quelques années, nous nous efforçons de diffuser la technologie des pieux énergétiques auprès de nos partenaires. Pour ce projet dans le Val-de-Travers, c’est cette connaissance qui a permis à l’ingénieur CVS de rebondir et de proposer une alternative géothermique à un client intéressé par la valorisation de ses rejets de chaleur. Du coup, nous nous sommes retrouvés intégrés très en amont, dès le stade de l’avant-projet, ce qui a grandement facilité le processus. Nous avons ainsi profité du premier sondage géotechnique carotté pour y installer une sonde géothermique et réaliser un test de réponse thermique. Connaître les caractéristiques thermiques du sol nous a permis de prédimensionner de façon satisfaisante l’installation du point de vue thermique.

Votre message auprès des entreprises, des maîtres d’ouvrage et des autorités passe-t-il bien ?
Oui, il est très bien reçu, notamment en raison de la faiblesse du surcoût et des contraintes administratives par rapport à d’autres technologies, géothermiques ou non. Il faut aussi noter que les supports financiers aux projets de sondes géothermiques sont aussi valables pour les pieux énergétiques. Le traitement est le même. Dans les contextes favorables à large échelle à cette technologie, les autorités commencent à en saisir la pertinence à long terme, en intégrant le développement de cette technologie dans le cadre du renouvellement des constructions à l’échelle d’un quartier. Pas forcément pour leurs propres besoins mais, par exemple, pour planifier de manière optimale un réseau de chauffage à distance. Cependant, si le principe rencontre l’approbation, le passage à l’exécution reste encore rare, bien que des entreprises de construction s’impliquent elles aussi fortement dans le développement de la technique.

Quels sont ces contextes favorables ?
Qui dit pieux énergétiques dit pieux tout court. Il s’agit donc de terrains, comme les plaines alluviales, dont la mauvaise qualité géotechnique du sous-sol nécessite ce genre d’ouvrages pour stabiliser les fondations d’une construction. Ces terrains ont souvent une assez faible conductivité thermique, mais la récupération de la chaleur estivale (par le sol ou par du solaire thermique) ou des rejets industriels permet de compenser ce paramètre. On bénéficie ainsi d’un stockage saisonnier d’énergie, favorisé par la faible conductivité. Selon un principe contraire, la présence d’une nappe en mouvement est intéressante, particulièrement pour les bâtiments d’habitation qui ne récupèrent souvent pas d’assez d’énergie estivale pour faire du stockage.

Du point de vue des intervenants, quelles sont les spécificités d’un projet de pieux énergétiques ?
Un ingénieur CVS maîtrisant les problématiques propres aux champs de sondes géothermiques d’une certaine ampleur s’adaptera facilement à cette nouvelle technologie, moyennant quelques conseils d’un spécialiste et l’aide de la documentation SIA D 0190 Utilisation de la chaleur du sol par des ouvrages de fondation et de soutènement en béton – Guide pour la conception, la réalisation et la maintenance et la norme SIA 384/6 Sondes géothermiques. Déterminer et dessiner le cheminement de centaines de tuyaux afin d’éviter les obstacles et les charges représente par contre un travail non négligeable.

Le travail du géotechnicien est plus délicat. Il a à sa disposition les normes SIA 262 Construction en béton et SIA 267 Géotechnique. Aucune des deux n’est explicite quant aux pieux énergétiques. Elles indiquent simplement que les influences externes comme la température et la présence d’eau doivent être prises en compte dans le dimensionnement de l’ouvrage et que la responsabilité se trouve du côté de l’ingénieur. La documentation SIA D0190 est alors très utile. On peut comparer un bâtiment sur pieux à une caisse posée sur de longs bâtons. Avec les variations de température, la longueur des pieux varie par dilatation thermique. En fonction de la longueur des pieux et du différentiel de température, la caisse va monter et descendre au rythme de ces variations, que les frottements pieu-sol vont amoindrir. Dans un projet comme celui qui nous intéresse, seule une moitié des pieux sont énergétiques : leur comportement thermique sera différent de celui des pieux classiques.

A cela s’ajoute les inhomogénéités du champ de température et de concentration des pieux, comme dans le cas d’une cage d’ascenseur, par exemple. Dans la configuration la plus défavorable, on peut même se retrouver en décalage, avec un pieu qui se refroidit situé à côté d’un pieu qui se réchauffe ! La maîtrise de ces déplacements différentiels est la clé d’un tel projet pour l’ingénieur, car elle implique aussi l’ingénieur structures. Thermopile, un logiciel développé par le Laboratoire de mécanique des sols de l’EPFL facilite grandement ces calculs. En entrant des paramètres thermiques et géotechniques, on obtient l’état de contrainte et de déformation du pieu et on peut déterminer son enveloppe de dimensionnement ; à partir de là, on retourne à une géotechnique classique. Malgré la complexité des calculs, l’installation de pieux énergétiques est un processus totalement maîtrisé, ce n’est plus du tout de la recherche !

On se trouve ici à la croisée des chemins entre les sciences des matériaux, la thermique, le génie civil et la géotechnique. La présence au sein de l’équipe d’un spécialiste capable de faire le lien entre ces disciplines est donc un atout. Malheureusement, l’expérience acquise avec des pieux standards n’est pas directement transposable ; les spécialistes sont donc peu nombreux.

Les pieux énergétiques font-ils justement partie du cursus des jeunes ingénieurs civils ?
C’est en tout cas le cas à l’EPFL, sous l’impulsion de Lyesse Laloui (voir article p. 7), où les étudiants ont tout loisir d’acquérir de solides bases théoriques. La formation est un paramètre essentiel à la diffusion de cette technique !

Auteur:
Fabrice Dupray est géotechnicien, responsable du secteur géothermie chez De Cérenville Géotechnique.

 

 

Note

1    Pour des raisons qui lui appartiennent, le maître d’ouvrage tient à rester anonyme tout en autorisant les publications relatives à son projet respectant son souhait.

 

Participants au projet

Génie civil : GVH St-Blaise SA
CVS : Chammartin & Spicher SA
Géotechnique/géothermie : De Cérenville Géotechnique
Entreprise de travaux souterrains : Marti Gründungstechnik AG
Entreprise générale : Bernasconi Entreprise Générale
Architecte : Bauart
MO : anonyme

 

Une réalisation sur écoute

Au cours de l’avancée du projet, De Cérenville Géotechnique et le maître d’ouvrage ont fait part de leur intérêt réciproque à suivre le système de pieux énergétiques mis en place au moyen de jauges thermiques et de contraintes placées dans quatre paires de pieux standard/énergétiques. Chacun d’entre eux est équipé de cinq étages de capteurs qui permettront de suivre en direct les déformations du béton en fonction de la température, les contraintes dans les pieux et l’évolution du champ de température. L’ensemble des pieux a été mis en place en 2016, la mise en route de l’installation aura lieu en 2019 avec, rapidement, l’acquisition des premières données scientifiques.

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