Le long chemin des bottes de paille
Isolante, structurelle, accessible, et surtout puits de carbone: la paille a toutes les qualités pour être employée à grande échelle. Et pourtant, elle doit franchir encore bien des écueils pour s’imposer aux praticiens: des clichés, des habitudes, et une certaine ignorance.
La nuit du 20 décembre 2007, sur un terrain municipal du centre de Lausanne, une petite maison en bottes de paille s’embrase. Les deux occupants s’en sortent in extremis. Cet incendie d’origine suspecte semble avoir été classé un peu trop hâtivement par le Service de l’identité judiciaire et de l’expertise qui retient la thèse accidentelle, incriminant le poêle à bois. L’histoire de cette maison avait commencé en août 2007, quand les membres du collectif Straw d’la balle1, excédés par la difficulté des jeunes à se loger à Lausanne, décident de construire en un temps record une petite maison sur pilotis en bottes de paille porteuses, sur un terrain inutilisé et sans permis de construire. Cet acte dissident cherche à alerter la Municipalité quant à la pénurie de logement, tout en démontrant que l’on peut construire avec peu d’impact sur le sol, en utilisant un matériau compostable et en intégrant aussi de la phytoépuration. Le bras de fer entre la Municipalité et les membres du collectif durera quatre mois, déchaînant les passions, pour ou contre les « squatteurs », avec le soutien de nombreux historiens, architectes, mais aussi de simples citoyens.
Cet épisode marquant de la vie lausannoise demeure vivace dans la mémoire collective, et a incité la Municipalité à commander une étude de faisabilité sur la construction en bottes de paille2 au bureau genevois atba en 2009. Réalisée par les architectes Elsa Cauderay et Olivier Krumm, elle reste à ce jour la seule recherche approfondie sur le potentiel des bottes de paille en Suisse romande. Par la suite, elle a permis à la Municipalité de mandater le collectif CArPE3 pour construire le bâtiment ECO46, destiné au Service des parcs et domaines de la ville (SPaDom), seul édifice public en Suisse conçu avec des bottes de paille porteuses. Bien qu’il soit considéré comme une référence en Europe4, tant pour sa technique constructive, sa conception bioclimatique peu énergivore, que pour son modèle de chantier participatif intégrant de la formation, ni la Municipalité ni le Canton n’ont répété cette expérience.
Et pourtant, la paille possède de nombreux atouts pour s’imposer durablement dans le secteur de la construction, que ce soit en tant qu’isolant ou comme élément porteur. En effet, ce matériau affiche l’un des meilleurs bilan carbone parmi les matériaux de construction et d’isolation actuellement disponibles sur le marché.
Histoire
L’histoire de l’architecture vernaculaire témoigne de l’utilisation ancestrale de la paille en toiture, ou mélangée à de la terre pour les cloisons5. Les traces de son utilisation plus récente remontent au début du 20e siècle aux États-Unis, lorsque les premiers colons européens arrivés au Nebraska furent contraints de considérer la paille pour construire leurs habitats en raison de l’aridité de ce territoire, qui manquait cruellement de matière pour bâtir [lire la traduction de l’article de Roger L. Welsch, Sandhills, Nebraska: le berceau de la construction en botte de paille]. Ils inventèrent d’abord la première machine à transformer les déchets de leurs cultures céréalières en bottes – une botteleuse tirée par un cheval – et eurent ensuite l’ingénieuse idée d’empiler ces bottes comme de grandes briques enduites de terre argileuse. Les constructions en bottes de paille, que ce soit pour des habitations ou des bâtiments publics, ont perduré au Nebraska jusque dans les années 1940 – de nombreux exemples sont toujours sur pied près d’un siècle plus tard. En France, la maison Feuillette, du nom de son constructeur, construite en 1920 en structure bois et remplissage paille enduit à la chaux6, a fêté son centenaire, confirmant ainsi la longévité de la construction en bottes. L’intérêt pour cette ressource s’estompe ensuite et il faut attendre la fin des années 1970 pour que des défricheurs au Nouveau Mexique ou au Canada s’intéressent à nouveau à la construction en bottes de paille. Ils sont certainement encouragés par le best-seller de Lloyd Kahn «Shelters»7 qui fait un tour du monde des techniques constructives vernaculaires et qui s’intéresse aussi aux architectures auto-construites.
L’intérêt pour la technique réapparaît à la fin des années 1980 en France, en Allemagne et en Autriche grâce aux premières publications américaines et canadiennes parvenues en Europe.
Prendre en compte les vertus
La paille présente d’abord un attrait particulier car elle provient de ressources renouvelables, abondantes et locales. Elle est actuellement l’un des isolants les moins transformés disponibles, avec d’autres matières biosourcées utilisées en vrac (liège, balle de riz, roseau, etc.). Compactée en bottes denses (80 à 120 kg/m3), elle se révèle être un bon isolant, avec un coefficient de conductivité thermique de 0,044 à 0,055 W/mK (soit un peu plus que le polystyrène ou la laine de verre). Le chaume, c’est-à-dire la partie centrale de la plante céréalière, est un déchet ou coproduit de la culture du blé, utilisé principalement pour la litière du bétail et pour fertiliser les sols. Pendant leur croissance, les tiges drainent au travers de leur cellulose, l’eau et la fraîcheur jusqu’aux grains. Ce mécanisme perdure lorsque la paille est compactée dans une botte: un transfert lent de chaleur s’opère. C’est le déphasage thermique, phénomène commun à la plupart des isolants biosourcés et particulièrement prononcé avec la paille8. Ce déphasage est supérieur à 12 heures, ce qui en fait un matériau exceptionnel pour améliorer le confort en été. Enfin, comme tous les matériaux biosourcés, la paille est un puits de CO2: prélevé de l’atmosphère par la plante, il est transformé en chaînes de carbone grâce à la photosynthèse. Non seulement la paille n’est responsable d’aucune émission de gaz carbonique, mais en plus elle l’absorbe et le stocke pendant tout son cycle de vie.
Avec toutes ses qualités, pourquoi la paille suscite-t-elle encore tant de méfiance, alors qu’il existe plus de 5000 bâtiments intégrant de la paille en France, près d’une centaine en Suisse, et que deux des spécialistes européens de la construction en paille – l’architecte Werner Schmidt et l’ingénieur Peter Braun – exercent tous les deux en Suisse?
Valoriser la ressource
Serait-ce une question de disponibilité de la ressource? Alors que la paille est surabondante en France9, en Allemagne et en Autriche, les éleveurs suisses importent sur l’ensemble du territoire 300 000 bottes de paille chaque année, principalement pour la litière10. Werner Schmidt balaye d’un revers de la main cette question: «Il faut réfléchir à l’échelle territoriale sans penser aux frontières. Si les pays limitrophes en produisent trop, pourquoi ne pas en importer dans un rayon kilométrique raisonnable?». Dans le canton de Vaud, où la production de céréales est la plus importante de Suisse, la situation est différente. En 2009, l’étude de atba était arrivée à un calcul très encourageant pour l’utilisation locale de cette ressource: en partant de l’hypothèse que 30 000 tonnes de paille11 soient disponibles annuellement, et qu’un quart des constructions neuves du canton de Vaud décident de mettre en œuvre cette paille, le volume de paille nécessaire n’entamerait alors que de 3,5 % les réserves cantonales.
Un autre frein semble être l’abandon par les agriculteurs des petites botteleuses au profit de machines qui confectionnent de grandes bottes parallélépipédiques ou cylindriques, beaucoup moins faciles à mettre en œuvre. En France, l’entreprise isol’en paille montre le chemin pour contourner cet obstacle: elle reconditionne de très grandes bottes en petites bottes de 22 cm d’épaisseur, ou même en sacs de paille hachée menue12, avec l’ambition de créer sur l’ensemble du territoire francilien des micro-usines partenaires d’agriculteurs situés dans un rayon de 30 km.
Créer des démonstrateurs
Si la matière est abondante en Europe, la méfiance qu’elle suscite encore serait-elle due à un manque d’exemples significatifs? Il semblerait là aussi que non. Werner Schmidt a à son actif plus de 50 bâtiments intégrant de la paille, construits en Suisse et ses régions limitrophes ces 20 dernières années, dont 10 en paille porteuse. Il a inauguré à Nänikon (ZH) en 2021 la plus importante opération de logements collectifs de Suisse intégrant de la paille, un lotissement de 28 appartements répartis dans trois bâtiments. Alors qu’il souhaitait initialement concevoir ce lotissement en paille porteuse, la technique qui lui est la plus chère, il a dû se contenter de paille en remplissage dans des modules de bois porteurs entièrement préfabriqués en atelier. Les petites bottes de paille (36 × 46 × 100 cm) ont été achetées chez un agriculteur de la région. Les modules d’habitation ont été assemblés en atelier et enduits à la chaux à l’extérieur et en terre à l’intérieur ou revêtus de mélèze. Ce système permet un montage aisé et rapide des modules d’habitation, presque entièrement en filière sèche. Werner Schmidt a également démontré que la botte de paille peut être pertinente pour isoler le bâti ancien en l’employant directement sur les murs en pierre d’une maison des Grisons13, mais aussi dans des caissons sur les murs en béton d’un bâtiment de bureau des années 197014. Werner Schmidt n’a cependant pas réalisé de bâtiments publics, alors que ce matériau sain et perspirant se prête particulièrement à des programmes d’école par exemple.
Des écoles en paille
En France, plusieurs écoles isolées en paille15 ont été réalisées depuis les années 2010, privilégiant toujours la technique des caissons préfabriqués remplis de petites bottes de paille, revêtus de bardage. Cette technique constructive semble être celle qui rassure le plus les maîtres d’ouvrage, car elle peut entièrement être prise en charge par les charpentiers. La mairie de Rosny-sous-Bois en région parisienne va plus loin en devenant un réel laboratoire des solutions locales et low-tech sous l’impulsion de l’architecte Emmanuel Pezrès16. Depuis 2017, la Municipalité a édifié trois écoles et un centre de loisirs en paille porteuse. Le centre de loisirs Jacques Chirac17, livré en 2021, est un bâtiment de 1000 m², sur deux niveaux, en bois massif local et murs périphériques en botte de paille porteuse de 80 cm d’épaisseur, dont la toiture est couronnée de plusieurs tours à vent. Les architectes ont fait le choix d’appliquer un enduit chaux-sable à l’extérieur sur les bottes, et un enduit terre-plâtre à l’intérieur. Les choix techniques (composition des enduits, choix des sangles, composition des lisses basses et hautes) sont le résultat du projet de recherche sur la paille porteuse en ERP (établissement recevant du public) mené avec une subvention de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise d’énergie (ADEME, établissement public).
Un bâtiment de cette envergure sur deux niveaux en bottes de paille empilées constitue une réelle prouesse et emmène la technique de la paille porteuse vers de nouvelles limites alors qu’aucune norme sur la construction en paille porteuse n’existe encore en France. Ce type de construction est facilité par la présence du réseau français de la construction en paille (RFCP), dont le travail assidu depuis 2006 a été récompensé en 2011 par la validation des premières règles professionnelles françaises de la construction en paille. La prochaine étape est de réussir à faire valider la technique de la paille porteuse.
Simplicité et contradictions de la construction en paille
En Suisse romande, le bureau atba montre la voie en intégrant la paille en isolation dans les façades de l’immeuble Soubeyran (Genève, livré en 2017), à Ecopolis aux Plaines-du-Loup (Lausanne, livraison fin 2023)18, mais aussi à la coopérative de la Bistoquette à Plan-les-Ouates (GE, livraison 2025). À Ecublens (VD), un chantier porté par un collectif d’étudiants reprend le flambeau en isolant l’enveloppe d’un pavillon communautaire en botte de paille avec la technique Nebraska.
Mais alors pourquoi tant de méfiance? Selon Peter Braun, les architectes et les ingénieurs suisses souffrent d’un trop grand attachement au détail «à la suisse» et la paille demande de remettre la matière à la source de la réflexion du détail, et d’accepter que l’on puisse se contenter de solutions simples.
Quand les colons du Nebraska ont été confrontés à l’aridité des Sandhills, ils ont dû inventer de nouvelles techniques constructives pour survivre. Nous entrons nous aussi dans un nouveau monde, où l’énergie et la matière sont moins abondantes tandis que nous croulons sous une quantité phénoménale de déchets de construction et d’émission de CO2. Dans ce nouveau contexte, la paille semble être une réponse pertinente, à condition que nous soyons capables de faire preuve de la même capacité d’adaptation que les colons du Nebraska.
Notes
1 Collectif Straw d’la balle, La maison de paille de Lausanne. Pourquoi nous l’avons construite. Pourquoi elle fut incendiée, Éditions de la lenteur, Paris, 2013
2 L’étude est toujours disponible en téléchargement sur le site de atba architecture + énergie, onglet Publications. La construction en botte de paille, étude de faisabilité, Lausanne, mars 2009
3 CArPE, Collectif d’architecture participative et écologique fondé à Lausanne en 2009. Le collectif a cessé d’exister en 2023, les ex-membres continuent leurs activités dans le même secteur.
4 Adrien Chaussinand, «Straw Bale: An Innovative Sustainable Material in Construction», Key Engineering Materials 63269-77, November 2014
5 Au bord du lac de Neuchâtel, les vestiges du village lacustre néolithique de Gletterens (4500 à 800 avant J.-C) témoignent de constructions en bois et torchis (terre paille) avec des toitures en chaume, reconstruites depuis 2007.
6 topophile.net: «Maison Feuillette, 100 ans et pas un brin blanc», Gustave Lamache, 11 octobre 2020
7 Lloyd Kahn, Habitats. Constructions traditionnelles et marginales, Éditions Alternative et Parallèles, Paris, 1979
8 Pour plus de précisions, voir l’article d’Audanne Comment, «Isoler en paille, ça vous botte?», TRACÉS 5/2022
9 «Si on prélevait entre 5 et 10 % de la paille produite chaque année, on pourrait isoler tous les logements neufs en France», dit Aurélie Vissac. Stéphanie Sonnette, «Construire en fibres végétales: vers une ‹modernité frugale›?», TRACÉS 4/2020
10 «Isoler en paille, ça vous botte?», op. cit.
11 D’après l’étude atba, op. cit., selon Olivier Sonderegger, directeur de la FSPC, fédération suisse des producteurs de céréales, «les grosses bottes carrées représentent 30 % du marché. Une estimation tout à fait approximative me laisse penser qu’il y aurait environ 30 000 tonnes de paille locale disponible en grosses bottes carrées en Suisse romande, soit la moitié du 30 % des grosses bottes carrées.» (La production suisse de petites bottes est presque nulle, les 70 % restantes sont donc des grosses bottes rondes. À noter qu’il est possible de rebotteler des grosses bottes en petites bottes.)
12 La paille hachée peut être insufflée à haute pression dans des caissons, comme le propose l’entreprise iso-straw – iso-stroh.ch
13 Maison Steila Mar à Susch en Engadine (GR), atelier Werner Schmidt
14 Rénovation d’un bâtiment industriel en béton et bardage métallique à Trimbach (SO) pour une entreprise qui importe et commercialise des produits médicinaux chinois, en 2013
15 On peut citer deux écoles en région parisienne, le groupe scolaire Stéphane Hessel par le bureau méandre construit en 2014, et le groupe scolaire Louise Michel par le bureau Sonia Cortesse livré en 2013.
16 Emmanuel Pezrès est architecte et Directeur Recherche et Innovation territoriale de la Ville de Rosny-sous-Bois
17 Yannig Robert, «À Rosny, la botte de paille porte l’avenir», 15 juillet 2022, topophile.net
18 À Ecopolis, c’est la technique de la paille insufflée qui a été retenue en utilisant un brevet autrichien (voir «Isoler en paille, ça vous botte», op. cit.)
