D’une pier­re, deux coups

Le Grand-Pont de La Chaux-de-Fonds a été démoli et reconstruit en 20 mois. Si la nécessité d’une intervention aussi radicale pose des questions quant à la pérennité de nos infrastructures, cette reconstruction est aussi l’occasion de tester un choix inédit : celui de créer, sur un long pont franchissant des voies ferrées, une promenade urbaine végétalisée.

Data di pubblicazione
22-11-2024
Jacques Perret
Ingénieur en génie civil EPFL, Dr ès sc. EPFL et correspondant pour TRACÉS.

Quelles sont les raisons qui ont conduit le Service des ponts et chaussées du Canton de Neuchâtel (SPCH-NE) à la décision radicale de remplacer plutôt qu’assainir un pont vieux d’à peine cinquante ans? L’ouvrage, aujourd’hui démoli, datait de la fin des années 1960 et avait une longueur d’environ 150 mètres divisée en sept travées. Construit alors que le futur de la mobilité se dessinait avec l’enthousiasmante perspective de la voiture comme moyen de déplacement dominant, le pont accueillait trois voies de circulation, jouxtées par deux interminables et peu engageants trottoirs, bordés de deux ravissants parapets en béton. Le pont, victime de dégradations que les ingénieurs attribuent aux techniques de construction et à des choix de conception faits à l’époque, a rapidement été l’objet d’une surveillance attentive, moins de 30 ans après sa mise en service.

À l’exception des fondations, le pont était totalement préfabriqué. Les piles résultaient de l’assemblage de cinq piliers verticaux préfabriqués, reliés à leur tête par une poutre transversale et à leur pied dans les fondations, sans réelle armature de liaison. Dans la même logique, le tablier était une succession de poutres simples en T précontraintes juxtaposées sur les piles, là aussi sans souci de créer de la continuité: pas de surbéton, seuls les joints longitudinaux étaient bétonnés. Dès lors, le pont était une sorte de Mikado de poutres simples, posées les unes sur les autres, aboutissant à une structure correspondant aux charges définies à l’époque, mais peu robuste.

Les investigations menées à partir des années 2000 ont révélé des soucis d’infiltrations d’eau, de carbonatation du béton et de corrosion des aciers de précontrainte. De la corrosion, dont l’origine tiendrait à des infiltrations d’eau dans les joints de clavage transversaux entre les travées, a aussi été observée vers les appuis. Conçu comme un ouvrage reposant sur des appuis glissants au sommet des piles, il n’était fixé longitudinalement qu’à son extrémité nord, sur le Pod1. Perdant rapidement leur fonction de glissance, les appuis ont alors entravé le mouvement longitudinal du pont, le transformant en un ouvrage flottant qui générait des efforts non prévus sur les appuis et le point de fixation au nord, qui a fini par céder. Sous l’effet des dilatations, le tablier s’est progressivement déplacé vers le sud, mettant petit à petit en péril la pérennité des appuis sur les piles. À tel point que des travaux de renforcement ont été effectués en 2018 sur la culée sud, pour stopper ce déplacement.

Pour remédier à cette situation inquiétante, trois variantes ont été envisagées. D’abord, une intervention minimale consistant à sécuriser les appuis et à refaire l’étanchéité du revêtement: solution la moins coûteuse, elle n’a pas été retenue, car elle ne résolvait pas grand-chose et ne faisait que retarder d’une quinzaine d’années une nouvelle intervention plus conséquente. Ensuite, une rénovation complète de l’ouvrage permettant de prolonger sa durée de service de 50 ans : techniquement compliquée eu égard aux problèmes identifiés, elle impliquait a priori de longs et délicats travaux au-dessus des voies CFF dont le trafic aurait été sérieusement perturbé. Finalement, c’est la démolition et la reconstruction d’un nouvel ouvrage qui a été retenue : un peu plus onéreuse que la rénovation complète (env. 20%), elle offrait des avantages considérables sur cette dernière, comme de limiter la perturbation du trafic CFF et de résoudre définitivement les problèmes de conception de l’ouvrage existant. Et d’étendre à cent ans la durée de vie du franchissement.

Une promenade urbaine après la douche froide

C’est sur la base de cette proposition de reconstruction qu’un crédit de 17.1 millions de francs a été voté par le Grand Conseil neuchâtelois en janvier 2019. Le SPCH-NE a alors organisé un appel d’offres pour un mandat d’ingénieurs et architectes, qui ont entamé l’étude du projet en novembre 2020. Celui-ci prévoyait le maintien des trois voies de circulation et une augmentation de la largeur totale du pont pour élargir les trottoirs. Cependant, lorsque ce projet est présenté à la Commission d’urbanisme de La Chaux-de-Fonds2, ses représentants signalent que l’aménagement projeté ne correspond que peu aux orientations actuelles de la Ville en matière d’aménagement urbain et de mobilité: c’est un projet d’une autre époque et la commission estime qu’il doit être revu, notamment dans la perspective du réaménagement à venir du Pod.

Aux dires des mandataires, ce fut une véritable « douche froide » qui ne tarda cependant pas à se muer en une opportunité : celle de construire une promenade urbaine végétalisée sur un pont, de le doter d’une sorte de jardin suspendu au-dessus des voies et d’y créer de l’espace public. D’autant plus que, moyennant un aménagement des carrefours aux extrémités du pont, deux voies de circulation s’avèrent suffisantes. Dès lors, en élargissant le tablier de 17.5 à 20 m, on disposerait, en plus de la place nécessaire pour deux pistes cyclables et un trottoir côté ouest, de quelque 7.5 m pour une promenade urbaine à l’est. Le projet est mis à l’enquête et le permis de construire obtenu avec une seule opposition, rapidement retirée après discussion.

Démolir et reconstruire le Grand-Pont en 20 mois

Statiquement, le nouveau pont est divisé en cinq portées irrégulières, dont une qui franchit toutes les voies CFF ayant du trafic. Il est conçu comme flottant, avec des liaisons longitudinales sur les quatre piles, mais des extrémités libres qui évitent tout effort horizontal sur les anciennes culées, qui ont été maintenues en place. Compte tenu de l’élargissement du pont, elles ont toutefois été renforcées et élargies de 2.5 m par la construction de nouveaux murs, fondés sur pieux, juste devant les anciennes culées. Les piles, dont le dessin avec leur entretoise en forme de nœud papillon a été élaboré en collaboration avec les architectes, sont encastrées dans une banquette posée sur une rangée de trois pieux servant de fondation.

Le tablier est mixte en acier-béton, rendant aisé et rapide le montage au-dessus des voies CFF. La partie métallique, en acier autopatinable, comprend deux caissons fermés, étanches et non visitables. Elle est raidie par des entretoises espacées d’environ 5,5m. En plus de sa fonction statique, la tôle supérieure sert de «coffrage perdu» pour une dalle de 25cm de béton. Au-delà de sa couleur «organique», l’acier autopatinable présente aussi l’avantage de ne pas avoir à être protégé par de la peinture contenant des solvants chlorés volatils: en plus de ce plus environnemental, ce choix simplifie et réduit la durée des interventions au-dessus des voies CFF, non seulement lors de la construction, mais aussi pour l’entretien futur. L’absence de protection met aussi le planning à l’abri de retards liés à d’éventuelles précipitations pendant ces travaux.

Le chantier a commencé par le démontage du pont, poutre par poutre. Ces dernières ont été recyclées comme granulats à béton. S’en est suivi la construction des fondations et des piles, qui a précédé la mise en place de la partie métallique du tablier : chaque travée était composée de dix pièces livrées sur le chantier, pour être soudées directement à leur place définitive. Un procédé utilisé pour toutes les travées, à l’exception notable de celle franchissant les voies dont les pièces ont préalablement été assemblées au sol à proximité du pont, afin de minimiser la perturbation du trafic ferroviaire. Une structure métallique de quelque 200 tonnes a alors été mise en place, d’un seul bloc et en moins de deux heures, grâce à une énorme grue. La structure métallique en place, le tablier et les parapets ont été bétonnés, avant la pose de l’étanchéité liquide, des bordures et des équipements.

Les travaux se sont achevés par la réalisation de la promenade urbaine, pour laquelle il convient de souligner la triple fonction des bacs en acier autopatinable installés: ne se limitant pas à l’accueil de la végétation, ils mettent aussi la promenade à l’abri des nuisances sonores et visuelles du trafic automobile et assurent la fonction de protection contre les chutes de véhicules sur les voies CFF, ce qui a permis la pose d’une paroi vitrée sur le côté est. Une attention particulière a aussi été accordée aux détails de construction afin de permettre un entretien efficace de la végétation poussant dans les bacs en acier autopatinable, tout en minimisant les atteintes à l’eau que la rouille pourrait engendrer.

Un exemple et un prototype à suivre

Premier constat réjouissant: il est techniquement possible de démonter et reconstruire un pont de 150 m franchissant des voies ferrées en 20 mois. Si ce n’est pas une réelle surprise compte tenu des moyens disponibles aujourd’hui, que cette rapidité n’ait pas été que technique, mais qu’elle se soit manifestée tout le long du projet est plus remarquable encore, que ce soit politiquement ou lors des procédures: cinq ans et demi depuis le vote du crédit, à peine quatre ans depuis le début des études pour l’obtention du permis de construire. Là aussi, c’est donc possible.

Autre aspect positif, l’indéniable plus-value du choix de réunir ingénieurs et architectes pour la conception et la réalisation d’un pont : elle est notamment visible dans le dessin des piles, le traitement de liaisons avec le milieu urbain et surtout dans le mariage à trois entre béton, acier autopatinable et végétation dont les couleurs devraient rapidement faire oublier le triste gris de l’ouvrage démoli.

L’obligation technique de reconstruire un ouvrage comme le Grand-Pont est plus préoccupante. Elle souligne à quel point nos infrastructures nécessitent d’être entretenues et surveillées, mais surtout conçues de manière robuste et durable. En effet, le béton est loin d’être éternel et sa détérioration, qui peut être bien plus rapide et importante que prévue, fait peser des risques non négligeables d’accidents brusques, comme ce fut le cas récemment à Dresde.

Concernant l’évolution du projet, on tient aussi à saluer l’attitude des autorités cantonales et communales pour avoir su, malgré l’important avancement des études et l’urgence des travaux, remettre radicalement en question l’aménagement du pont et le corriger avantageusement en faveur de la mobilité douce. Alors qu’en dépit de signes évidents des conséquences du réchauffement climatique, de nombreux politiques coupent des financements et retardent des décisions urgentes et impératives, concrétiser par un signe fort le besoin d’un changement de paradigme est un acte courageux. D’autant plus qu’il n’est pas illégitime de s’interroger sur la pertinence de mettre des arbustes sur un pont, d’y créer ce qui doit a priori devenir un lieu de détente, sans aucune garantie qu’un tel espace puisse fonctionner. Malgré ces interrogations, nous espérons sincèrement que cette audace soit récompensée et que les doutes présents soient rapidement démentis par ce prototype inédit.

Notes

 

1. Diminutif familier des Chaux-de-fonniers pour l’avenue Léopold-Robert qui évoque le Podium, c’est-à-dire l’artère centrale sur laquelle il était de bon ton, au début du 20e siècle, de se montrer, de déambuler, voire de faire du lèche-vitrine.

 

2. La Ville de la Chaux-de-Fonds deviendra propriétaire de l’ouvrage en 2025.

Reconstruction du Grand-Pont de la Chaux-de-Fonds (NE)

 

Maître d’ouvrage principal: République et Canton de Neuchâtel

 

Maître d’ouvrage secondaire pour les aménagements urbains: Ville de La Chaux-de-Fonds

 

Chauffage à distance: Viteos

 

Groupement de mandataires GGMP: GVH La Chaux-de-Fonds (pilote), Monod-Piguet + associés Ingénieurs Conseils, Plarel architectes et urbanistes

 

Consortium Grand-Pont: F. Bernasconi (pilote), Bieri-Grisoni, Facchinetti, InfraTunnel, Sottas (sous-traitant construction métallique)

 

Coût des travaux: 13.5 mio CHF TTC

 

Déroulement du chantier

 

Démontage de l’ancien pont: mars  à juin 2023

 

Fondations et piles: juillet à novembre 2023

 

Structure métallique: octobre 2023 à février 2024

 

Tablier béton et parapets: février  à juin 2024

 

Promenade urbaine et finitions: juillet à octobre 2024

 

Joints de chaussée et revêtements: septembre à octobre 2024

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