Un con­cours hors nor­mes pour un bâ­ti­ment ex­pé­ri­men­tal et évo­lu­tif

MEP Smart Living Lab à Fribourg

Le mandat d’études parallèles (MEP) pour le futur bâtiment du Smart Living Lab à Fribourg dépasse les frontières habituelles de ce type de processus bien normé. Une procédure complexe, qui n’est pas à la portée du premier maître d’ouvrage venu, mais qui peut faire évoluer la pratique du concours vers une forme plus ouverte et collaborative.

Data di pubblicazione
09-01-2020
Patrick Clémençon
rédacteur en chef de la revue Habitation, traducteur et journaliste indépendant

Le canton de Fribourg a longtemps été perçu comme une région à dominante rurale, coincée entre le Moléson et le bac de double crème de la Gruyère. Mais c’est un vieux cliché éculé, les agriculteurs y sont aujourd’hui en voie de disparition, comme partout ailleurs. Et depuis que le site de production de la bière Cardinal a été délocalisé, la friche industrielle à deux pas de la gare ferroviaire est devenue un véritable pôle d’innovation technologique. Avant, on y produisait de la bière; aujourd’hui on y développe du savoir !

Sous le label de la société Bluefactory ­Fribourg-Freiburg SA (BFF SA), le site accueille désormais un ensemble de PME et de start-up, cinq centres de compétences dont le Smart Living Lab, le NeighborHub1, mais aussi un excellent restaurant, Les Menteurs, et plusieurs activités artisanales qui se nichent dans les divers lieux à l’abandon du site. Une vie culturelle et scientifique bouillonnante, sur une friche en pleine transformation, où le Canton de Fribourg a décidé d’investir dans la formation, la recherche et l’innovation dans le domaine de l’environnement bâti de demain. Un crédit de 25 millions de francs a été voté en 2018 pour la construction du bâtiment du Smart Living Lab, qui sera mis à disposition de la recherche pour une durée minimale de 20 ans. La société BFF SA en est le maître d’ouvrage. Le futur bâtiment sera à la fois le contexte, l’objet et le résultat de recherches scientifiques visant à explorer le futur de la construction, à l’horizon 2050.

Quatre ans de recherches et deux livres

Le futur bâtiment devra offrir environ 130 places de travail, sur une surface de plancher de 5000 m2 et une hauteur de quatre étages, à onze groupes de recherche partenaires du Smart Living Lab2. L’implémentation et les activités seront soutenues par le groupe Building2050 (EPFL), créé en 2014 pour développer les recherches préalables au futur bâtiment, définir le cahier des charges du mandat d’études parallèles et prêter assistance au suivi des recherches en phase d’exploitation.

Hébergés actuellement dans ce qui ressemble à un assemblage modulaire de containers à l’abri de la Halle bleue de Bluefactory, les employés du Smart Living Lab attendent avec impatience de déménager dans le futur bâtiment qui trônera à deux pas de leurs bureaux actuels, au pied du silo à grains dominant la friche de toute sa hauteur. Durant quatre ans, le groupe Building2050 (avec la collaboration des chercheurs de la HEIA-FR et de l’UNIFR) y a produit, sous la responsabilité de Thomas Jusselme de l’EPFL (aujourd’hui professeur à la HEIA-FR), des connaissances et de nouveaux outils pour permettre aux concepteurs d’atteindre les objectifs de performance sur l’ensemble du cycle de vie du bâtiment, empreinte carbone des matériaux de construction incluse. Des outils qui permettent d’explorer des variantes structurelles et divers matériaux très en amont du processus de design architectural, avec un gain d’efficience marqué. C’est aussi à ce stade précoce de la planification qu’elles sont le moins coûteuses. Les résultats des travaux de ces recherches préalables ont été repris dans les premiers livres du projet éditorial « Towards 2050 », publiés par Park Books en mai 20193. Ils sont à la base de l’élaboration du cahier des charges du MEP, le premier à exiger des projets respectant les valeurs cibles d’émission de gaz à effet de serre (13 kg CO2/m2/an selon la norme SIA 2040: 2017 pour l’objectif intermédiaire 2050 de la Société à 2000 watts).

Un MEP basé sur des dialogues

«La procédure originale de ce MEP et ses exigences très ambitieuses se sont révélées comme une expérience de formation pour tous les participants et organisateurs, et comme une démonstration de la capacité d’innovation du Smart Living Lab», explique la professeure EPFL Marilyne Andersen, directrice académique du Smart Living Lab et présidente du collège d’experts. Une capacité d’innovation qui a toutefois un peu effrayé la SIA Fribourg. Celle-ci a envoyé une lettre aux organisateurs pour faire part de sa désapprobation et de sa crainte que cette procédure hors normes SIA ne crée un fâcheux précédent. Elle impliquait en effet divers dialogues intermédiaires au cours desquels les concurrents, les membres du collège d’experts et le maître d’ouvrage devaient échanger ouvertement sur les projets, et donc collaborer tous ensemble.

Mais qu’à cela ne tienne : 23 dossiers provenant de cinq pays ont été reçus dans les délais ; le 7 décembre 2018, les quatre équipes pluridisciplinaires appelées à participer au MEP collaboratif étaient connues4. «Les dialogues du MEP ont constitué une étape très importante, qui a permis d’affiner collectivement des détails de projets, tant du point de vue des candidats que de celui des spécialistes et des utilisateurs. De cette manière, on peut anticiper sur toute une gamme de problèmes, résolus très en amont du projet, et donc optimiser au mieux les réponses au cahier des charges», précise Sergi Aguacil, responsable du groupe Building2050 depuis janvier 2019. Le directeur opérationnel du Smart Living Lab, Martin Gonzenbach, abonde dans ce sens et souligne que c’est la mission de cette institution, en tant que centre de recherche et développement pour le futur de l’environnement bâti, d’aller au-delà des meilleures pratiques actuelles. Donc, de redéfinir également le rôle de l’architecte dans un environnement constructif de plus en plus complexe.

«Le MEP étant collaboratif et inédit, il fallait accorder une grande importance à la qualité des échanges entre les différentes parties prenantes, en veillant à les sortir de leurs silos de spécialisation afin qu’elles soient ouvertes et réceptives les unes aux autres, ce qui est loin d’être le cas dans un concours standard», souligne Florinel Radu, spécialiste de la qualité d’usage et architecturale et responsable de l’Institut TRANSFORM au sein de la HEIA-FR. Ce dernier estime d’ailleurs que les projets se sont en réalité d’autant plus différenciés qu’ils étaient le résultat d’une écoute partagée entre les candidats dans un cadre favorisant les échanges, à l’issue desquels l’adhésion et la satisfaction de tous les concurrents ont infirmé les craintes compréhensibles de la SIA Fribourg. Le MEP aurait donc fonctionné comme un outil intégratif et catalyseur de progrès, à l’image du bâtiment projeté. Avec, à la clé, «un avant-projet lauréat performant du point de vue environnemental, agréable à vivre et de bonne qualité architecturale. Une combinaison qui n’existe pas encore à ce jour, car ces qualités manquent aux bâtiments hautement performants», dixit Florinel Radu.

À l’issue des deux sessions de dialogues participatifs et du rendu final des quatre candidats, le collège d’experts a désigné à l’unanimité le projet HOP, imaginé par l’équipe de Behnisch Architekten, Drees & Sommer Schweiz AG et ZPF Ingenieure AG, comme lauréat du MEP pour le futur bâtiment du centre de recherche.

HOP

Pour Sergi Aguacil et Florinel Radu, le projet des lauréats atteint, voire dépasse les objectifs énergétiques fixés sur tout le cycle de vie du bâtiment, et la flexibilité d’usage des espaces qu’ils ont conçus permet vraiment de se projeter avec un grand potentiel d’adaptabilité aux besoins futurs. Ils ont su au mieux utiliser la topographie du site, en jouant habilement sur les hauteurs du rez, utiles aux expériences de certains laboratoires. Ce sont eux encore qui semblent avoir le plus poussé l’aspect collaboratif entre les membres de leur propre équipe (architectes, ingénieurs et autres). « Une telle procédure de dialogue n’est pas toujours adaptée dans un MEP, estime Stephan Behnisch, car elle combine la concurrence et le développement du design avec l’implication du client dans un processus unique, et comporte donc le risque d’une réduction précoce des processus créatifs. Dans ce cas particulier cependant, il s’agissait de la bonne procédure, adaptée au client, à la tâche à accomplir et à nous, planificateurs. » Ce dernier précise en outre que son équipe a bien profité de l’Exploration TooL for Sustainable Architecture (ELSA), un outil développé par le groupe Building2050 au cours des quatre années de recherches, et qui semble donc d’ores et déjà faire ses preuves.

Pensé comme un espace de vie et de travail offrant des capacités d’expérimentation, le projet gagnant a séduit les experts par ses caractéristiques évolutives, sa richesse spatiale et son aspect ouvert et convivial, propice aux interactions voulues dans un living lab. Le bâtiment impressionne également par son économie de moyens et de ressources. Le projet lauréat se distingue encore par son caractère flexible et intégratif, plaçant l’utilisateur au centre de la réflexion. Il affiche en outre une performance environnementale exemplaire, notamment grâce au choix du bois comme matériau principal. Pour Philippe Jemmely, représentant du maître d’ouvrage BFF SA, «le projet interagit fortement avec son environnement et se démarque ainsi par sa propension à gérer les tensions entre des exigences parfois contraires, telles qu’identité forte versus flexibilité, ou encore le potentiel d’expérimentation par rapport à la robustesse. L’utilisation généreuse du bois a répondu aux attentes du maître d’ouvrage.» Behnisch Architekten et consorts ont maintenant jusqu’à avril 2020 pour élaborer un projet détaillé en vue de l’appel d’offres en entreprise totale. La mise en exploitation du bâtiment est prévue pour fin 2022.

Notes

 

1. neighborhub.ch

 

2. Quatre laboratoires de l’EPFL: Laboratoire d’exploration structurale (SXL), Laboratoire de construction et architecture (FAR), Laboratoire d’ingénierie thermique de l’environnement construit (TEBEL) et le Laboratoire de l’environnement construit orienté sur l’humain (HOBEL). Trois instituts de la HEIA-FR : Institut d’architecture: patrimoine, construction et usages (TRANSFORM), Institut de recherche appliquée en systèmes énergétiques (ENERGY) et Institut des technologies de l’environnement construit (iTEC). Trois instituts de l’Université de Fribourg: l’International institute of management in technology (iimt), l’Institut Human-IST et interaction homme-environnement bâti et l’Institut pour le droit suisse et international de la construction.

 

3. THINKING, Visions for Architectural Design et EXPLORING, Research-driven Building Design, tous deux édités par Pr Marilyne Andersen et Pr Emmanuel Rey chez Park Books en 2019.

 

4. Baumschlager Eberle Architekten AG, Dr. Lüchinger + Meyer Bauingenieure AG, Lauber IWISA AG, B+S AG /Behnisch Architekten, Drees & Sommer Schweiz AG, ZPF Ingenieure AG / estudioHerreros SLP, Dr. Schwarz Consulting AG, Transplan Technik-Bauplanung GmbH, Transsolar Energietechnik GmbH, xmade GmbH / Itten + Brechbühl SA, CSD Ingénieurs SA.

 

Patrick Clémençon est rédacteur en chef de la revue Habitation, traducteur et journaliste indépendant.

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